Krafft-Ebing

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  • Page mise à jour le 15/12/2015

 

Comment Krafft-Ebing nous a-t-il pensées ?

 

Par Céline Belledent

 

 « Il n'y a pas quelqu'un ou un groupe qui soit titulaire de cette stratégie, mais à partir d'effets différents des fins premières, et de l'instabilité de ces effets, se bâtissent un certain nombre de stratégies. »[i]

 

Tout au long du 19e siècle, de nombreux scientifiques européens se consacrèrent à l'étude de la sexualité[ii] et de ses déviances (Tissot, Tardieu, Moreau de Tour, Magnan, Tarnowski, Moll...). Au sein de ce corpus, le travail de Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) est incontournable, si l'on cherche à comprendre comment la sexualité devint un outil médico-scientifique à usage socio-politique.

Ce médecin psycho-légiste, germano-autrichien, se spécialisa dès 1870 sur les questions de psychopathologies sexuelles[iii]. Il développa ensuite le concept de conträren Sexualempfindung (1882, 1884, 1886), le sens sexuel contraire, l'inversion sexuelle, premier jalon vers les classifications psycho-sexuelles. En 1886, il publia la première édition des Psychopathia sexualis, recueil d'une centaine de pages. Douze éditions suivirent du vivant de l'auteur (Cf. annexe 1), plus deux numéros spéciaux sur les psychopathologies sexuelles. L'édition de 1903, la dernière travaillée par Krafft-Ebing, comprend quatre fois plus de pages que la première.

La lecture des Psychopathia sexualis que je propose, s'articule autour d'une double problématique. D'une part, de quoi est-il question lorsque Krafft-Ebing parle de sexualité ? D'autre part, comment cette sexualité (ses déviances, mais aussi, par défaut, ses normes) se trouve t'elle disséminée dans le social ?

Pour répondre à cette question bipolaire, je reprendrai les postulats théoriques de l'auteur dans une première partie : De la sexualité comme élément d'appréhension du social et d'appréciation du degré de civilisation. Je chercherai ensuite à réfléchir les différents modes de classements des déviances sexuelles dans une seconde partie : Classer. Et enfin, je reviendrai sur le nous du titre de ce texte et analyserai les observations collectées par l'auteur. Autrement dit, les usages socio-politiques qu'il fait de son objet sexualité.

 

 

De la sexualité comme facteur d'appréhension du social et d'appréciation du degré de civilisation.

 

La lecture du premier chapitre des Psychopathia sexualis (il reste quasiment inchangé entre les différentes éditions, cf. annexes 2, 3 et 4) : « Fragments d'une psychologie de la vie sexuelle » permet de comprendre les postulats théoriques de Krafft-Ebing : que met-il derrière le terme de sexualité ?

 

"Jedenfalls bildet das Geschlechtsleben den gewaltigsten Faktor im individuellen und socialen Dasein, den mächtigsten Impuls zur Bethätigung der Kräfte, zur Erwerbung von Besitz, zur Gründung eines häuslichen Heerdes, zur Erweckung altruistischer Gefühle, zunächst gegen eine Person des anderen Geschlechts, dann gegen die Kinder und im weiteren Sinn gegenüber der gesammten menschlichen Gesellschaft."[iv]

 

Dès les premières pages, la vie sexuelle est posée comme essentielle à la compréhension du social. La sexualité émerge entre d'un côté, un instinct surpuissant : un « facteur », une « impulsion » et d'un autre côté, une volonté : une (re)production, une manière de se penser en société et de penser la société. Cette définition n'est pas contextualisée mais sert, pour l'auteur, de point de départ à une étiologie de la civilisation. Les humains sont supposés avoir eu une sexualité proche de celles des animaux (instinct) et, peu à peu, avec l'avancée de la civilisation avoir construit une sexualité morale (culture).

 

 « La moralisation de la vie sexuelle indique déjà un degré supérieur de civilisation, car elle s'est produite beaucoup plus tard que beaucoup d'autres manifestations de notre développement intellectuel. »

 

Ainsi, la sexualité, dans sa définition même, est utilisée comme un étalon de civilisation. Pour Krafft-Ebing la pudeur est un élément déterminant dans le développement de la morale sexuelle : les pays froids ont connu un développement plus rapide de la pudeur que les pays chauds. Ainsi il différencie les pays qui auraient atteint un degré supérieur de civilisation, d'autres, qui resteraient à civiliser. La sexualité est d'emblée présentée comme un universel impérialiste. Il reste à préciser que la morale sexuelle n'est jamais achevée, mais liée à l'ensemble du contexte social. Les sociétés se doivent donc d'être garantes de la morale sexuelle pour éviter leur déclin :

 

« Dans la vie des peuples les périodes de décadence morale coïncident toujours avec les époques de mollesse et de luxe. Ces phénomènes ne peuvent se produire que lorsqu'on demande trop au système nerveux qui doit satisfaire à l'excédent des besoins. Plus la nervosité augmente, plus la sensualité s'accroît, poussant les masses populaires aux excès et à la débauche, détruisant les bases de la société: la moralité et la pureté de la vie de famille. Et quand la débauche, l'adultère et le luxe ont rongé ces bases, l'écroulement de l'État, la ruine politique et morale devient inévitable. »[v]

 

Très pragmatiquement, en liant civilisation et sexualité au niveau global et local, Krafft-Ebing justifie brillamment l'importance de son travail[vi]. Il imbrique les développements de la civilisation et la sexualité autour de trois principaux points (eux-mêmes liés entre eux) : la [sic] femme, les relations hommes-femmes et la religion chrétienne.

Le processus de moralisation de la vie sexuelle condition sine qua non vers la civilisation passe par un changement de condition de « la femme ».

 

« Un autre résultat du développement psychique de la vie sexuelle, c'est que la femme cesse d'être une propriété mobilière. Elle devient une personne, et, bien que pendant longtemps encore sa position sociale soit de beaucoup inférieure à celle de l'homme, l'idée que la femme a le droit de disposer de sa personne et de ses faveurs, commence à être adoptée et gagne sans cesse du terrain. Alors la femme devient l'objet des sollicitations de l'homme. Au sentiment brutal du besoin sexuel se joignent déjà des sentiments éthiques. L'instinct se spiritualise, s'idéalise. La communauté des femmes cesse d'exister. Les individus des deux sexes se sentent attirés l'un vers l'autre par des qualités physiques et intellectuelles, et seuls deux individus sympathiques s'accordent mutuellement leurs faveurs. Arrivée à ce degré, la femme sent que ses charmes ne doivent appartenir qu'à l'homme qu'elle aime; elle a donc tout intérêt à les cacher aux autres. Ainsi, avec la pudeur apparaissent les premiers principes de la chasteté et de la fidélité conjugale, pendant la durée du pacte d'amour. »[vii]

 

Les femmes se doivent d'être respectées en tant que femme. Plus que le statut même des femmes dans la société, « elle devient une personne », le propos est ici de mettre à distance d'autres traitements de la différence sexuelle comme barbares :

 

« Nous ne citerons que les Japonais chez qui l'on a l'habitude de n'épouser une femme qu'après qu'elle a vécu pendant des années dans les maisons de thé qui là-bas jouent le même rôle que les maisons de prostitution européennes. »[viii]

 

Ou encore :

 

« En tout cas, l'Islam a exclu la femme de toute participation aux affaires publiques et, par là, il a empêché son développement intellectuel et moral. Aussi, la femme musulmane est restée un instrument pour satisfaire les sens et perpétuer la race, tandis que les vertus de la femme chrétienne, comme maîtresse de maison, éducatrice des enfants et compagne de l'homme, ont pu se développer dans toute leur splendeur. »[ix]

 

Avec Krafft-Ebing, la différence sexuelle est directement posée dans sa dimension « complémentaire », hétérosexuelle pourrait-on dire aujourd'hui, le terme émerge justement à cette époque[x]. Les hommes et les femmes sont naturellement différents et s'attirent entre eux pour la « propagation de la race » :

 

« Avec la civilisation et la vie sociale de nos temps la femme ne peut servir, au point de vue sexuel, les intérêts sociaux et moraux qu'en tant qu'elle est épouse. »[xi]

 

Ce point est important et ne doit pas, à mon sens, être seulement ramené à une question de droits des femmes, mais plus globalement au modèle de fonctionnement social proposé. Krafft-Ebing ne se contente pas ici d'assigner les femmes au rôle d'épouses, mais aussi de poser l'union homme femme comme le modèle de base de l'organisation sociale :

 

« [...] l'inspiration des sentiments altruistes qui se manifestent d'abord pour une personne de l'autre sexe, ensuite pour les enfants et qui enfin s'étendent à toute la société humaine. ».[xii]

 

Cette attirance « naturelle » entre homme et femme, est nommée amour. Elle est proposée comme le préalable nécessaire aux échanges sexuels :

 

« Quand l'amour a pour cause le désir sexuel, il ne peut se comprendre qu'entre individus de sexe différent et capables de rapports sexuels. Si ces conditions manquent ou si elles disparaissent, l'amour est remplacé par l'amitié. »[xiii]

 

Pourtant, en Europe, à la fin du 19e siècle, les questions d'alliances, de sexualité et de reproduction sont beaucoup plus complexes. Par exemple, entre 1850 et 1880, la population de Vienne (où vit Krafft-Ebing lorsqu'il publie les Psychopathia sexualis) passe de 500 000 habitants à plus d'un million d'habitant-es, elle triple entre 1850 et 1890. De plus :

 

"Vienna boasted the largest number of illegitimate urban births in Europe (more children were born out of wedlock than as legitimate births) and one of the largest foundling homes on the continent"[xiv].

 

Des naissances ont lieu à l'extérieur des mariages, mais aussi une partie des mariages ne sont pas contractés, par amour mais pour des raisons économiques (circulation de biens) et/ou de statut social (circulation de prestige). Krafft-Ebing en posant les bases de ce qu'il appelle la sexualité cherche à faire coïncider plusieurs choses qui ne sont alors pas évidentes : la complémentarité sexuelle, le mariage, l'amour. Dans une confusion propre à la modernité, il réussit à justifier la civilisation (le mariage) par la nature (l'amour homme-femme, chacun étant entendu dans sa spécificité, un paragraphe de ce chapitre porte exactement sur la « Différence entre l'amour de l'homme et celui de la femme ») et vice versa la nature (l'instinct sexuel) qui amène vers la civilisation (moralisation de la vie sexuelle).

La religion chrétienne est aussi un point d'imbrication entre civilisation et sexualité. Il n'est pas vraiment séparable des deux qui viennent d'être précédemment évoqués. La religion chrétienne est dite avoir fait évoluer le statut des femmes par l'institution du mariage, elle sert aussi de modèle pour décrire l'amour.

 

« La moralisation de la vie sexuelle a reçu son impulsion la plus puissante du christianisme, qui a élevé la femme au niveau social de l'homme et qui a transformé le pacte d'amour entre l'homme et la femme en une institution religieuse et morale»[xv]

 

« Dans le domaine religieux aussi bien que dans le domaine sexuel, l'amour est mystique et transcendantal. Dans l'amour sexuel, on n'a pas conscience du vrai but de l'instinct, la propagation de la race, et la force de l'impulsion est si puissante qu'on ne saurait l'expliquer par une connaissance nette de la satisfaction. Dans le domaine religieux le bonheur désiré et l'être aimé sont d'une nature telle qu'on ne peut pas en avoir une conception empirique. Ces deux états d'âme ouvrent donc à l'imagination le champ le plus vaste. Tous les deux ont un objet illimité: le bonheur, tel que le mirage de l'instinct sexuel le présente, paraît incomparable et incommensurable à côté de toutes les autres sensations de plaisir; on peut en dire autant des félicités promises par la foi religieuse et qu'on se représente comme infinies en temps et en qualité. »[xvi]

 

La posture de Krafft-Ebing par rapport à la religion chrétienne reste ambiguë. En effet, il la place comme une étape majeure de la moralisation de la vie sexuelle, ce qui lui confère une place de choix, mais en même temps l'écarte comme base morale, au profit de la science. Ceci est confirmé par le regard critique qu'il porte sur le célibat des membres du clergé qui est décrit comme un danger potentiel de perversions entendu que la sexualité est supposée essentielle au développement individuel comme social :

 

« L'Église catholique a fait preuve d'une subtile connaissance de la psychologie humaine, en astreignant ses prêtres à la chasteté et au célibat; elle a voulu, par ce moyen, les émanciper de la sensualité pour qu'ils puissent se consacrer entièrement à leur mission. Malheureusement le prêtre qui vit dans le célibat est privé de cet effet ennoblissant que l'amour et, par suite, le mariage, produisent sur le développement du caractère. Comme la nature a attribué à l'homme le rôle de provocateur dans la vie sexuelle, il court le risque de transgresser les limites tracées par la loi et les moeurs. »

 

Le premier chapitre des Psychopathia sexualis permet de comprendre les postulats théoriques qui déterminent l'approche de la sexualité par Krafft-Ebing. Alors même qu'il place la sexualité au coeur du social, il la lie intrinsèquement à la notion de civilisation lui octroyant d'emblée une dimension à la fois universelle et impérialiste. Ses bases morales ne sont plus chrétiennes, même si une place importante leur est laissée. La sexualité est mise au service de la « progression de l'humanité » : ses dogmes passeront par la différence sexuelle et le statut spécifique des femmes, d'un côté, l'amour homme-femme comme modèle des relations sociales, de l'autre. Reste à voir comment Krafft-Ebing échafaude ses classifications de la sexualité à partir de ces postulats théoriques.

 

 

 

Classer : diviser, quantifier, coupler, nommer...

 

Le corps du texte des Psychopathia sexualis constitue, excepté le premier chapitre, dont il vient d'être question, un ensemble d'opérations de classification : diviser, quantifier, coupler, nommer. Ce processus aura deux conséquences majeures : une structuration / classification de la sexualité (la sexualité est envisagée comme matière et disséquée), une dissémination de la sexualité (la sexualité est dans tout et partout).

 

Classer : diviser.

L'analyse du sommaire des Psychopathia sexualis permet déjà de mettre en avant plusieurs divisions majeures opérées par Krafft-Ebing dans son approche de la sexualité. Il divise son texte en quatre, puis cinq chapitres :

-     Les « faits physiologiques », comment la sexualité fonctionne « normalement » dans les corps :

 

« Pendant la période des processus anatomiques et physiologiques qui se font dans les glandes génitales, il se manifeste chez les individus un instinct qui les pousse à perpétuer l'espèce (instinct sexuel). »[xvii]

 

-     Les « neuropathologie et psychopathologie générales de la vie sexuelle » : comment la sexualité dévie dans les corps. Quelles en sont ses pathologies ? L'introduction de ce chapitre recontextualise l'étude des psychopathologies sexuelles :

 

« Chez les hommes civilisés de notre époque les fonctions sexuelles se manifestent très souvent d'une manière anormale. »

 

Alors que le premier chapitre liait la sexualité à la civilisation, il sera question en ce qui concerne la description des anormalités sexuelles uniquement des hommes (humains) civilisés.

-     La « pathologie spéciale » concerne les rapports entre sexualité et « folie », plus généralement tout ce qui a trait à des particularités psychologiques : manies, hystérie, épilepsie...

-     « La vie sexuelle morbide devant les tribunaux » concerne les crimes et délits sexuels punis par les lois. Les mêmes déviances que dans « neuropathologie et psychopathologie générales de la vie sexuelle » sont énumérées à trois exceptions près l'exhibitionnisme, la bestialité[xviii] et l'inceste, uniquement présents dans ce chapitre. Peut-être que l'auteur les considère comme des pratiques avant tout non civilisées, attendu ce qu'il a déjà énoncé sur la pudeur et ce commentaire sur l'inceste :

 

« La conservation de la pureté morale de la vie de famille est due au développement de la civilisation ; chez l'homme civilisé qui est encore intact au point de vue éthique, un sentiment pénible se fait toujours sentir quand il lui vient une idée libidineuse concernant un membre de sa famille. »[xix]

 

-     Enfin, à partir de 1898, l'auteur intercale une partie entre les « Faits physiologiques » et les « neuropathologie et psychopathologie générales de la vie sexuelle », les « faits biologiques » [xx], « Biologischen Tatsachen ». Il y explique l'influence des gonades sur l'ensemble du corps et de la sexualité. Il détaille notamment l'apparition des caractères sexuels secondaires qui déterminent le mâle et la femelle (sensations sexuelles, attirance pour les qualités physiques et psychiques du sexe opposé, instinct sexuel qui pousse aux rapports sexuels avec le sexe opposé). Ces caractères sexuels sont tant physiques (seins, poils, formes des cuisses) que sociaux (occupations favorites). Ces caractères sexuels secondaires sont dits d'autant plus distanciés entre mâle et femelle, que la « race » est développée et vice versa.

Deux divisions majeures peuvent se lire dans le traitement de la sexualité: la sexualité naturelle basée sur l'instinct sexuel par opposition à ses déviances et deux de ses modes de traitement : le pathologique et le judiciaire[xxi]. La division entre « sexualité normale » et déviante est évidemment la base des classifications des déviances. La « sexualité normale » est la manifestation normale de l'instinct sexuel, « Sexualtrieb» [xxii]  :

 

« Pendant la période des processus anatomiques et physiologiques qui se font dans les glandes génitales, il se manifeste chez les individus un instinct qui les pousse à perpétuer l'espèce (instinct sexuel). »[xxiii]

 

Même si les ressemblances sont grandes, il est trop simpliste de supposer que la « sexualité normale » se limite à une sexualité reproductive. Aucune allusion n'est faite aux pratiques contraceptives. Le recours à la prostitution, qui dans sa fonction même n'a pas de fonction reproductive fait partie de la « sexualité normale »[xxiv]. Elle peut même être conseillée pour un retour à une « sexualité normale », comme le montre la description de ce traitement :

 

« Comme il y avait là des rudiments de sentiment hétérosexuel et que le cas ne pouvait être considéré comme désespéré, un essai thérapeutique me sembla opportun. Les indications étaient très claires, mais on ne pouvait compter sur la volonté de ce malade amolli, qui n'avait nullement la conscience nette de sa situation. Il était donc tout indiqué de chercher dans l'hypnose un appui pour l'influence morale du médecin. [...] Toutefois, il fallait répéter les essais, à cause des intérêts sociaux importants du malade. [...] On fait, en outre, un traitement moral et hydrothérapique. Les suggestions faites pendant l'hypnose sont les suivantes:

1º Je déteste l'onanisme, car il rend malade et misérable;

2º Je n'ai plus d'affection pour l'homme, car l'amour pour un être masculin est contraire à la religion, à la nature et à la loi;

3º J'éprouve du penchant pour la femme, car la femme est un être aimable et désirable; elle est créée pour l'homme.

Dans les séances, le malade répète ces suggestions sur mon ordre. Après la quatrième séance on est surpris de constater déjà que, dans les cercles où il est présenté, le malade commence à faire la cour aux dames. Peu de temps après, quand une célèbre cantatrice passe sur la scène, il est tout feu et flamme pour elle. Quelques jours plus tard, le malade s'informe de l'adresse d'un lupanar[xxv]. Toutefois, il cherche encore de préférence la compagnie des jeunes messieurs, mais, malgré une surveillance très étroite, on n'a pu constater rien de suspect à ce sujet. 17 février. Le malade demande la permission de faire le coït et il est très satisfait de son début avec une dame du demi-monde. »[xxvi]

 

Finalement, aucune définition de la « sexualité normale » n'est donnée par Krafft-Ebing. Ce sera le principe majeur du classement par division, ce sont les déviances qui informeront, actualiseront la « sexualité normale », ce qui n'est pas déviant, est normal. Sur ce même modèle, classer par division, Krafft-Ebing décrit l'inversion sexuelle[xxvii], ce qui n'est pas masculin est féminin et vice versa :

 

« Le malade affirme qu'avec les hommes il s'est toujours senti dans le rôle de la femme, même dans les rapports sexuels. Il a toujours pensé que sa perversion sexuelle avait pour cause originaire le fait que son père, en le procréant, avait voulu faire une fille. Ses frères et ses soeurs l'avaient toujours raillé à cause de ses manières féminines. Balayer la chambre, laver la vaisselle étaient pour lui des occupations agréables. On a souvent admiré ses aptitudes pour ce genre de travaux, et on a trouvé qu'il y était plus adroit que bien des filles. Quand il pouvait le faire, il se déguisait en fille. Pendant le carnaval, il allait dans les bals, déguisé en femme. Dans ces occasions, il réussissait parfaitement à imiter les minauderies et les coquetteries des femmes, parce qu'il a un naturel féminin. »[xxviii]

 

 

Classer : quantifier.

Un autre des modes de classement de Krafft-Ebing est la mesure de l'instinct sexuel. Le terme de mesure doit être ici compris dans ses deux acceptions : celle qui renvoie à la modération et celle qui renvoie à la comptabilité. Il va sans dire que l'expression de mesure de l'instinct est avant tout antithétique, il est important de le souligner. L'activité sexuelle est perverse si elle a lieu trop tôt ou trop tard dans la vie. L'enfance n'est pas supposée connaître l'activité sexuelle, et celle-ci se doit de décroître avec l'avancée de la vie. Ces entorses à la norme exposée par Krafft-Ebing sont regroupées sous le terme générique de « paradoxia ». Les « instincts sexuels » eux-mêmes ne doivent pas être excessifs, « hyperesthesia », ni réduits au minimum, « anesthesia ». Ce mode de classement souligne la nécessité de rationalisation comptable d'un concept irrationnel par essence : l'instinct. Ce mode de classement ouvre vers une double prise de pouvoir sur la sexualité. En effet, celle-ci est ramenée à quelque chose qui dépasse la rationalité humaine, la possibilité de la raisonner, elle est un instinct, donc par définition incontrôlable. En même temps, elle est comptabilisée et des normes quantitatives lui sont attribuées. Poursuivant cette logique jusque dans ses extrèmes, les corps seront soigneusement mesurés. Chaque partie du corps se doit d'avoir la bonne taille, les hypo/hyper atrophies ou développements seront une matérialisation des déviances. Dans ce mode de classification, le pouvoir scientifique est totalisant sur la sexualité, le seul à même de la décrire comme sauvage et de la rationaliser[xxix].

 

Classer : coupler.

Plusieurs concepts développés par Krafft-Ebing font sens parce qu'ils font couple. Ils sont alors toujours mis en regard pour préciser le classement. C'est le cas du couple perversité, perversion :

 

« La perversion de l'instinct sexuel, comme je le démontrerai plus loin, ne doit pas être confondue avec la perversité des actes sexuels. Celle-ci peut se produire sans être provoquée par des causes psychopathologiques. L'acte pervers concret, quelque monstrueux qu'il soit, n'est pas une preuve. Pour distinguer entre maladie (perversion) et vice (perversité), il faut remonter à l'examen complet de l'individu et du mobile de ses actes pervers. Voilà la clef du diagnostic. »

 

La perversion est généralement décrite comme un défaut dans la constitution même de l'individu. La perversité est une entorse à la norme qui n'aura pas forcément de conséquences sur l'ensemble de la vie de la personne concernée. Pour reprendre un exemple développé par Krafft-Ebing. Si une personne ne peut pas avoir de rapports sexuels « normaux » parce qu'elle est détenue sur un bateau, dans une prison, dans une quelconque institution où elle ne peut pas rencontrer de personne de l'autre sexe et qu'elle s'adonne à des rapports sexuels avec une personne de son sexe, il s'agit alors de perversité et non de perversion de son instinct sexuel. Il s'agit de perversion si une personne alors que toutes les conditions sont possibles pour avoir des relations avec l'autre sexe en a avec une personne du même sexe. Cette description reste schématique puisque dans ses diagnostics même Krafft-Ebing soit se contredit, soit complexifie son approche. En effet, la perversité (« aberration morale ») peut elle aussi être soit acquise soit congénitale. Si elle est congénitale elle n'est néanmoins pas « primitive ni altérable ». De même, la perversion est supposée congénitale, « impulsive reposant sur des mobiles obscurs », mais elle peut aussi être acquise, par exemple, dans le fétichisme. Dans ce cas-là, Krafft-Ebing la fait reposer sur des « prédisposition congénitales ». Bien entendu, une même personne peut « avoir » plusieurs perversions, acquises ou congénitales. Elle peut aussi « avoir » une ou plusieurs perversions et une ou plusieurs perversités, et ainsi de suite. Par ce subtil jeu entre perversion et perversité, acquis et congénital, Krafft-Ebing complexifie encore le classement : coupler. Ce principe de classement permettra soit de renvoyer les concepts l'un à l'autre pour en disséquer les détails comme dans le cas du couple perversion / perversité ou acquis / congénital, soit encore de les monter l'un par rapport à l'autre comme dans le cas du sadisme et masochisme. Les subdivisions de sa classification se déclinent avec précision, dessinant une sexualité à tiroirs multiples. Et certains de ces tiroirs seront nommés...

 

 

Classer : nommer.

C'est le cas d'un autre couple : sadisme et masochisme. Ces deux déviances sont toujours mises en relation (elles auraient donc pu être décrite sous le chapitre classer : coupler) :

 

« L'exaltation du délire religieux peut amener à trouver de la joie dans le sacrifice des autres, si la notion du bonheur religieux est plus forte que la pitié que nous inspire la douleur d'autrui. Des phénomènes analogues peuvent se produire dans le domaine de la vie sexuelle ainsi que le prouvent le Sadisme et particulièrement le Masochisme. »[xxx]

 

Leur couplage permet de renforcer la dangerosité du masochisme. Comme sous la rubrique sadisme sont décrits des crimes, des tortures, des viols sanglants, il est évidemment socialement inacceptable (« La cruauté naît de sources différentes, et elle est naturelle chez l'homme primitif. »[xxxi]). Son couplage avec le masochisme permet, de fait, de placer aussi cette déviance au même niveau, donc, comme une pratique extrêmement dangereuse pour la société.

Néanmoins, ce sont les nominations même de ces pratiques qui doivent être interrogées :

 

« Sadisme : Ainsi nommé d'après le mal famé marquis de Sade, dont les romans obscènes sont ruisselants de volupté et de cruauté. Dans la littérature française «Sadisme» est devenu le mot courant pour désigner cette perversion. »[xxxii]

« Masochisme : Ainsi nommé d'après Sacher-Masoch, dont les romans et les contes traitent de préférence de ce genre de perversion. »[xxxiii]

 

Plus que ces deux termes, toute une taxinomie des déviances sexuelles est développée en Europe en cette fin du 19e siècle : algolagnie, passivisme, « il y aura les mixoscopophiles, les gynécomastes, les presbyophiles, les invertis sexoesthétiques et les femmes dyspareunistes. »[xxxiv]. Ces catégories décrivent la sexualité au sein d'un nombre restreint de scientifiques. Elles ouvrent la voie vers une médicalisation de la sexualité, tout en conférant à la psychiatrie naissante un statut de discipline scientifique, médicale. Ces nosographies prennent néanmoins une tout autre valeur lorsqu'elles quittent le champ psycho-médical et se répandent dans l'ensemble de la société. En cela, le recours à la littérature permet de donner une consistance aux tiroirs crées par les scientifiques pour décrire la sexualité, facilitant par la même la dissémination des catégories sexuelles dans l'ensemble de la société. Concernant le masochisme, il est difficile de dire si le terme a été diffusé par les classifications de Krafft-Ebing ou par la popularité des romans de Sacher-Masoch, probablement dans l'interaction entre les deux. Ce court extrait de correspondance entre Krafft-Ebing et Wanda Sacher-Masoch, une des épouses de l'écrivain, nous informe sur cette interaction :

 

"Es wäre allerdings besser, wenn Ihr seliger Mann viele seiner Romane ungeschrieben gelassen hätte, aber wer sie las und dabei Schaden erfuhr, war dazu prädestiniert. [...]

Am meisten hat S.-M. sich damit geschädigt, denn er war eine dichterisch reich veranlagte Persönlichkeit und hätte Bedeutendes geschaffen, wenn er nicht sexuell unglücklich veranlagt gewesen wäre. Dafür konnte er nichts! Ihr DR. Krafft-Ebing"[xxxv]

 

Alors que les romans de Sacher-Masoch sont renvoyés à de la fiction qui aurait pu ne pas exister, Krafft-Ebing présente sa catégorisation comme une nature inscrite profondément dans la personnalité de l'écrivain et ayant entraîné son malheur. Les catégories de Krafft-Ebing ne sont, pourtant, pas moins fictionnelles que les écrits de Sacher-Masoch, que ce soit le masochisme ou les autres principales catégories qu'il utilise : sadisme, fétichisme (« On parle aussi du soi-disant fétichisme [il reprend le terme de Binet, Alfred, Le fétichisme dans l'amour, 1887]. Par fétiche on entend ordinairement des objets, des parties ou des qualités d'objets qui, par leurs rapports et leur association, forment un ensemble ou une personnalité capable de produire sur nous un vif intérêt ou un sentiment, d'exercer une sorte de charme, (fetisso en portugais), ou du moins une impression très profonde et particulièrement personnelle que n'explique nullement la valeur ni la qualité intrinsèque de l'objet symbolique. »[xxxvi]), et inversion sexuelle / sens sexuel contraire (invertis, uranistes, homosexuels, lesbienne, saphisme, éviration, pédérast(i)e, effémination). Si certaines de ces catégories restent aujourd'hui inscrites dans le champ médical par le biais du DSM 4[xxxvii], elles ont pris une valeur, une signification en dehors de la sphère psycho-médicale.

 

"Several taxonomies were developed, but the one designed in Krafft-Ebing's Psychopathia sexualis eventually set the tone, not only in medical circles but also in everyday life."[xxxviii]

 

Classer : diviser, quantifier, coupler, nommer... ces différents modes de classements s'enchevêtrent, se déclinent les uns les autres, créant un système finalement complexe. Ce système englobe l'ensemble de la sexualité, il la sème aussi à tous les niveaux du social. Sexualité-civilisation, sexualité-classification, je voudrais, maintenant, réfléchir à la façon dont Krafft-Ebing traite les pervers, comment sont-ils utilisés/décrits ?

 

 

Qui sommes-nous ?

 

Je me concentrerais donc sur ce que Krafft-Ebing appelle « les observations ». Il me faut ici préciser, puisqu'il est question de point de vue (observer : examiner un objet pour en tirer des conséquences scientifiques), que le « je » de mon texte est un « je » pervers, et en ceci constitue un point de vue. Le « nous » du titre et l'accord du participe passé au féminin générique : « Comment Krafft-Ebing nous a-t-il pensées ? » cherchent à marquer une distance avec le conventionnel « nous » scientifique supposément neutre, et se veut un « nous » pervers :

 

« Les savoirs situés sont des outils particulièrement efficaces pour cartographier la conscience de celles et de ceux inscrits à leur corps défendant dans les catégories de la race et du sexe, produites à foison dans l'histoire des dominations masculinistes, racistes, colonialistes. Les savoirs situés sont toujours des savoirs marqués ; ils apposent de nouvelles marques, de nouvelles orientations sur les grandes cartes qui, inspirées par l'histoire du capitalisme et du colonialisme masculinistes, ont globalisé le corps hétérogène du monde. »[xxxix]

 

Les Psychopathia sexualis parlent aux pervers puisqu'elles les racontent, elles les inventent. Si l'on admet que créer des déviances, instaure des normes, par défaut, les Psychopathia sexualis sont un guide de base pour une sexualité politique. En cela, ma posture est une posture de réappropriation/création de politique (réfléchir le vivre ensemble et le conflit[xl]) à partir de la sexualité, une posture sexopolitique.

 

Les pervers de Krafft-Ebing :

Dans chacune des éditions de Psychopathia sexualis, les développements théoriques de l'auteur sont illustrés par des observations. Dès la première édition, 45 sont développées, pour la plupart des observations que Krafft-Ebing emprunte à d'autres médecins. La dernière édition travaillée par Krafft-Ebing en comprend 250, soit plus de cinq fois plus. Elles ont été collectées par l'auteur, au cours de ses consultations ou reçues en réaction aux versions précédentes de Psychopathia sexualis. Malgré les indications portées par ses sous-titres successifs : "eine klinische-forensische Studie" (une étude clinico-judiciaire), puis "eine medizinisch-gerichtliche Studie für Ärzte und Juristen" (une étude médico-légale pour médecins et juristes), le texte fut plus largement lu, comme en témoignent les réactions des « pervers » qui cherchent à comprendre leur sort, ceux qui disent être tombés par hasard sur le texte, ou ceux qui l'échangent entre eux :

 

Observation 49 : « La lecture du chapitre de votre livre sur ce sujet m'a fait, ainsi que vous pouvez vous l'imaginer, une formidable impression. Je crus à une guérison, mais à une guérison par la logique d'après la maxime: tout comprendre, c'est tout guérir. [...] En effet, depuis la lecture de votre livre (au commencement de cette année), je ne me suis pas une seule fois laissé aller aux rêveries, bien que les tendances masochistes se manifestent à intervalles réguliers.»

Observation 94 : Récit autobiographique, près un échange homosexuel entre un uraniste et un autre homme : « Je lui exposai alors ma situation d'une manière détaillée, je lui donnai aussi à lire la Psychopathia sexualis et lui exprimai le ferme espoir que par ma force de volonté j'arriverais à dompter complètement mon penchant contre nature. »

Observation 114 : « Bien que je n'aie jamais rencontré d'autres uranistes, je suis complètement renseigné sur mon état, ayant réussi à me procurer avec le temps tous les ouvrages scientifiques qui traitent de ce sujet. Il n'y a pas longtemps que j'ai eu l'occasion de lire votre livre Psychopathia sexualis. »

Observation 137 : « Il y a deux ou trois semaines, votre livre Psychopathia sexualis m'est tombé entre les mains. Cet ouvrage m'a fait une impression des plus profondes. Je l'ai d'abord lu avec un intérêt indubitablement lascif. La description de la formation des mujerados, par exemple, m'a beaucoup excité. »[xli]

 

Pour éviter une utilisation pornographique de l'ouvrage ou une lecture par un public non instruit, les passages explicitement sexuels sont traduits en latin. Est-ce une volonté morale de Krafft-Ebing, comme il le prétend dans l'édition de 1886 ?

 

« Les pages qui vont suivre, s'adressent aux hommes qui tiennent à faire des études approfondies sur les sciences naturelles ou la jurisprudence. Afin de ne pas inciter les profanes à la lecture de cet ouvrage, l'auteur lui a donné un titre compréhensible seulement des savants, et il a cru devoir se servir autant que possible de termes techniques. En outre, il a trouvé bon de n'exprimer qu'en latin certains passages qui auraient été trop choquants si on les avait écrits en langue vulgaire. »[xlii]

 

On peut en douter puisque dès la deuxième édition (1887), il encourage, dans sa préface, les invertis à le contacter. Cette précaution peut aussi être simplement une protection contre les lois anti-pornographies[xliii] ou l'opprobre de l'Eglise. Au fil des éditions, Krafft-Ebing modère ses propos en fonction des témoignages autobiographiques qu'il reçoit, notamment concernant les lois punissant l'inversion sexuelle[xliv]. Ceci contraste avec les postures scientifiques de son temps où ce qui était appelé « observation » était parfois menée à l'insu même des personnes concernées. Krafft-Ebing a rassemblé des témoignages, pourtant il ne faut pas s'y méprendre, il ne le faisait pas pour donner la parole aux pervers[xlv], mais plutôt pour avoir plus de matière à analyser, mettre au point un nouveau mode de gestion des déviances sexuelles et ainsi garantir la société « civilisée » de la dégénérescence :

 

« Une justice qui n'apprécie que l'acte, et non l'auteur de l'acte, court toujours le risque de léser les intérêts importants de la société (moralité publique et sécurité) et ceux de l'individu (l'honneur). »[xlvi]

 

Tarées, ataviques ou dégénérées ?

Le travail de Krafft-Ebing se présente comme médical mais est avant tout politique. Lorsqu'il cherche à mieux comprendre les déviants sexuels, il ne veut pas soigner ce qui fait mal[xlvii], il « oeuvre pour le maintien » d'une société civilisée et postule que les déviances sexuelles sont une dégénérescence, conformément à la définition qu'en donne Morel :

 

« Les dégénérescences sont différentes déviations maladives du type normal de l'humanité. »[xlviii]

 

La question qui se pose est, bien sûr, qu'est-ce que le « type normal de l'humanité » ?

 

"That vast theoretical and legislative edifice that was the theory of degeneracy secured the relationship between racism and sexuality. It conferred abnormality on individual bodies, casting certain deviations as both internal dangers to the body politic and as inheritable legacies that threatened the well-being of a race." [xlix]

 

Plus que de chercher à décrire une sexualité normale, à éviter des crimes[l] ou à comprendre les individus, les Psychopathia sexualis promeuvent une « race ». Peu de ces attributs seront explicités : civilisée, respect de la nature, respect de l'instinct naturel, respect des rôles naturels. Par le truisme de la sexualité, chaque individu devient responsable de la propagation de cette race pure : ses actes déviants ne sont pas seulement un problème pour lui dans le présent, mais par le biais des théories de l'hérédité, pour sa descendance et donc pour le futur de l'humanité. Une seule occurence d' « atavique » est présente dans le texte (8e édition). Elle décrit les fétichistes des fourrures, qui sont alors renvoyés, selon les principes évolutionnistes, à un passé lointain précédent l'humain. Krafft-Ebing mélange les théories : dans la 8e édition des psychopathia sexualis on trouve dix-sept occurences de « dégénéré », mais aussi quarante-cinq occurences de « taré ». Tout peut-être tare : nervosité, épilepsie, affections du cerveau en général, mais aussi être excentrique, romanesque, avoir un membre de sa famille fou, alcoolique ou avare, certaines maladies comme la syphilis, la pellagre (résultant d'un manque de protéines dans l'alimentation, maladie de la malnutrition)... Pour Krafft-Ebing, le développement de l'individu (ontogénèse) est garant du développement de l'espèce (philogénèse) comme dans la théorie de la récapitulation élaborée par Ernst Haeckel (1866).

Si l'on admet que les déviances instaurent les normes, il faut aussi comprendre que le traitement des pervers influence le traitement de tout-es. Les vies des pervers, mais par extension les vies de tous les individus, sont vues de manière linéaire : ils sont les produits des perversions de leurs parents hérédité, tares. Mais ils sont aussi un risque pour le futur, les générations futures : dégénérescence. La science cherche à voir ces manifestations de dégénérescence et ce sont dans les corps qu'elles se trouveront inscrites.

 

« Les conditions de dégénérescence dans lesquelles se trouvent les héritiers de certaines dispositions organiques vicieuses, se révèlent non seulement par des caractères typiques extérieurs plus ou moins faciles à saisir, tells que la petitesse ou la mauvaise conformation de la tête, la prédominance d'un tempérament maladif, des difformités spéciales, des anomalies dans la structure des organes, l'impossibilité de se reproduire ; mais encore par les aberrations les plus étranges dans l'exercice des facultés intellectuelles et des sentiments moraux. »[li]

 

Des « auteurs des actes » aux corps sexuels individualisés :

Le biais de la sexualité permet de quadriller l'ensemble du social au plus près des corps et des pratiques corporelles/sexuelles. Il devient alors possible d'interroger les raisons des déviances, ici et maintenant, donc, de questionner le mode de vie des personnes concernées (comme individu et non comme groupe) pour trouver des modes de traitements appropriés. Alors que seuls les actes étaient questionnés par la justice le mode de gestion psycho-médico-sociale des déviances de Krafft-Ebing investit le corps, ses pratiques, mais aussi les désirs, c'est-à-dire les pensées mêmes. Les observations de Krafft-Ebing nous informent sur les pervers, mais elles nous informent avant tout sur l'imaginaire social que Krafft-Ebing développe à partir des déviances.

Puisque certaines caractéristiques physiques sont la preuve des comportements des individus, Krafft-Ebing observe, mesure, le corps dans ces différentes parties. Les modes de transmission de l'hérédité n'ont pas encore été découverts, la sexualité est située entre les organes génitaux et le cerveau. Alors, à l'instar de Cesare Lombroso, qu'il cite fréquemment, Krafft-Ebing mesure les crânes, observe méticuleusement les parties génitales : « aucune anomalie génitale », « manque un testicule », « atrophie d'un testicule », « pénis très développé », « pénis très gros », « mons Veneris très poilu », « le testicule droit descend plus bas que le gauche ». Toute anomalie du corps est la preuve visuelle d'une perversion, d'une déviance. Ainsi, le visage, les hanches, le cou, les mains, chacune des parties du corps, mais aussi, leurs accessoires, leurs mises sont investis d'une signification sociale. Ces significations sociales sont naturalisées : des hanches larges seront féminines, un homme aux hanches larges sera donc éffeminé. Elles sont comme des codes permettant de lire sur les corps leurs positions sociales et de prouver leur non conformité.

Les parties du corps sont codées masculines ou féminines :

 

Observation 124 : « Le malade est délicat, a une barbe et une moustache peu fournies; ce n'est qu'à l'âge de vingt-cinq ans que sa figure est devenue barbue. Son extérieur, sauf sa démarche dandinante et légère, ne présente rien qui puisse indiquer un naturel féminin. Il affirme qu'on a déjà souvent ridiculisé sa démarche féminine. Les parties génitales sont fortes, bien développées, tout à fait normales, couvertes de poils touffus; le bassin est masculin. Le crâne est rachitique, un peu hydrocéphale, avec des os pariétaux convexes. La face surprend par son exiguïté. Le malade prétend qu'il est facile à irriter et enclin aux emportements et à la colère. »[lii]

 

Elles sont aussi codées par classes sociales :

 

Observation 50 : « Le patient aime surtout les bottines boutonnées très haut ou lacées très haut, avec des talons très hauts; mais les bottines moins élégantes, même avec des talons bas, excitent le malade si la femme est très riche, de haute position, et surtout si elle est fière. »[liii]

« Les personnes de mon monde ne m'excitaient pas du tout; mais, à l'aspect d'un fils du peuple, vigoureux et énergique, j'avais une émotion sexuelle bien prononcée. Toucher ces pantalons, les ouvrir, saisir le pénis, puis embrasser le garçon, voilà ce qui me paraissait le plus grand bonheur. Je préférais ceux qui étaient barbus, grands, d'âges moyens, et capables de bien jouer le rôle actif. »[liv]

 

Les corps ne doivent pas dévier, ils sont à la fois la preuve des tares, des dégénérescences et la matérialisation des normes sociales. Leurs usages sont aussi codifiés précisément. Par exemple, la sodomie ne sera pas jugée de la même manière selon si elle est pratiquée par un homme sur un autre homme ou sur une femme (la question de la sodomie pratiquée par une femme sur un homme ou une autre femme n'est pas envisagée) :

« Le cunnilingus de même que le fellare (penem in os mulieris arrigere) n'ont pas présenté jusqu'ici des symptômes psycho-pathologiques. Ces horreurs sexuelles ne semblent se rencontrer que chez les débauchés qui, rassasiés des jouissances sexuelles naturelles, ont vu en même temps s'affaiblir leur puissance. La pædicatio mulierum ne paraît pas être de nature psychopathique, mais une pratique d'époux d'un niveau moral très bas qui ont peur de faire des enfants, ou, on dehors du mariage, de cyniques rassasiés de jouissances sexuelles. »[lv]

 

Il en sera de même pour le masochisme qui est dit naturel chez les femmes. Le fétichisme qui est aussi naturel sur certaines parties du corps, par exemple les femmes doivent porter une grande attention à leurs cheveux...

La sexualité telle qu'elle est utilisée par Krafft-Ebing est un pouvoir totalisant, personne n'échappe à ses effets, ni les corps, ni leurs usages, ni les simples pensées :

 

Observation 37 : « À l'âge de huit ans, il fut témoin, à l'école, des corrections que le maître appliquait aux garçons, leur prenant la tête entre ses genoux et leur fouettant ensuite le derrière.  [...] il se masturba fréquemment, en évoquant toujours le souvenir des garçons qu'il avait vu fouetter. Il continua ces pratiques jusqu'à l'âge de vingt ans. Alors il apprit quelle est la portée de l'onanisme, il s'en effraya et essaya d'enrayer son penchant à la masturbation; mais il avait recours à la masturbation psychique qu'il croyait inoffensive et justifiable au point de vue de la morale; à cet effet, il évoquait le souvenir des enfants fouettés. Le malade devint neurasthénique, souffrit de pollutions, essaya de se guérir par la fréquentation des maisons publiques, mais il n'arriva jamais à avoir une érection. Il fit alors des efforts pour acquérir des sentiments sexuels normaux en recherchant la société des dames convenables. Mais il reconnut bientôt qu'il était insensible aux charmes du beau sexe.  [...] Mon ordonnance médicale consista en préceptes pour combattre la neurasthénie et pour arrêter les pollutions. Je lui défendis la masturbation psychique et manuelle, je l'engageai à se tenir à l'écart de toute excitation sexuelle, et je lui fis prévoir un traitement hypnotique pour le ramener tout doucement à la vita sexualis normale.»[lvi]

 

Après les travaux de Krafft-Ebing, la question « qui sommes-nous ? » ne pourra plus être répondue de la meme manière. La sexualité opère un quadrillage serré du social. Toutes les pratiques sont investies par le sexuel. Les théories de l'hérédité permettent d'individualiser les histoires, de les forclore au sein de la famille. Le corps est devenu le lieu d'inscription de ces nouvelles « natures sociales ».

 

En postulant que, «  la vie sexuelle est le facteur le plus puissant de l'existence individuelle et sociale »[lvii], Krafft-Ebing fait de la sexualité un vecteur social incontournable. La sexualité est en premier lieu pour lui un marqueur de civilisation : elle donne à la fois les preuves de ce qu'est une civilisation avancée, mais aussi les signes de son déclin. Ainsi, les sociétés civilisées se doivent de réfléchir leurs sexualités et Krafft-Ebing se donne cet objectif universaliste et impérialiste.

Son travail passe par deux techniques motrices dans la mise en place des sciences naturelles et sociales : « classifications D observations ». L'analyse de ces techniques et de leurs déploiements permet de mieux comprendre le fétichisme (note 48) de Krafft-Ebing pour la sexualité. Elle montre en outre, que les catégories scientifiques se sont répandues dans l'ensemble du social.

Sous le prétexte de l'étude des déviances, ce sont finalement tout un ensemble de normes, de régulations qui émergent tout au long des Psychopathia sexualis. Elles quadrillent l'ensemble du social, en cela, Krafft-Ebing est un collecteur/disséminateur de sexualité. La sexualité est partout, elle morcèle et codifie les corps, les pratiques, les pensées.

Une relecture critique des Psychopathia sexualis semble alors tout indiquée, non pour conserver un patrimoine culturel,

 

"We believe this work is culturally important, and despite the imperfections, have elected to bring it back into print as part of our continuing commitment to the preservation of printed works worldwide." [lviii].

 

mais, pour toute personne qui souhaiterait construire une approche sexopolitique du social déconstruisant les catégorisations modernes naturalisées.

Certaines se sont demandées si Krafft-Ebing était conservateur (il a dénoncé les pratiques sexuelles déviantes), d'autres se sont demandées s'il était progressiste (il était finalement contre la pénalisation de l'homosexualité), enfin, d'autres encore cherchent s'il est le fondateur des identités sexuelles, et alors, qu'en penser. Finalement, je crois qu'il était cartographe, il a imaginé un champ de la sexualité, il a tracé des liens, intégré ou non des éléments.

 

"Map making became the servant of colonial plunder, for the knowledge constituted by the map both preceded and legitimized the conquest of territory. The map is a technology of knowledge that professes to capture the truth about a place in pure, scientific form, operating under the guise of scientific exactitude and promising to retrieve and reproduce nature exactly how it is. As such it is also a technology of possession, promising that those with the capacity to make such perfect representations must also have the right of territorial control."[lix]

 

Son projet politique de « propagation de la race », fait aujourd'hui grincer la plupart des dents, mais sa représentation de la sexualité, est restée. Il est toujours possible de la retravailler.



 

[i] Foucault, Michel, Histoire de la sexualité, La Volonté de savoir, Tome 1, Gallimard, 1976, p. 123.

 

 

[ii] Le terme de sexualité apparaît en 1838 et désigne le caractère de ce qui est sexué et l'ensemble des caractères propres à chaque sexe. En 1864, il prend la valeur qu'on lui connaît aujourd'hui de vie sexuelle. Rey, Alain, Dictionnaire historique de la langue française, Hachette, 1998.

 

[iii] Ueber Irresein durch Onanie bei Männern (1875) - A propos de la folie résultant de la masturbation chez les hommes, Ueber gewisse Anomalien des Geschlechtstriebs und die klinisch-forensische Verwerthung derselben als eines wahrscheindlich functionellen Degenerationszeichens des centralen Nervensystems (1877) - A propos des anomalies reconnues de l'instinct sexuel et de leur usage médico-légal comme signe de dégénérescence fonctionnelle des fonctions du système nerveux central, Ueber primäre Verrücktheit auf masturbatorischer Grundlage bei Männern, A propos de la démence primaire basée sur la masturbation chez les hommes et Untersuchungen ueber Irresein zur Zeit der Menstruation -, ein klinischer Beitrag zur Lehre vom periodischen Irresein (1878) - Etudes sur la folie au moment des règles, contribution à la théorie de la folie périodique.

Ma traduction.

 

[iv] p. 2, préface à la 1e édition, Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, Eine Klinisch-forensische Studie, Ferdinand Enke, Stuttgart, 1886. « En tout cas la vie sexuelle est le facteur le plus puissant de l'existence individuelle et sociale, l'impulsion la plus forte pour le déploiement des forces, l'acquisition de la propriété, la fondation d'un foyer, l'inspiration des sentiments altruistes qui se manifestent d'abord pour une personne de l'autre sexe, ensuite pour les enfants et qui enfin s'étendent à toute la société humaine. Ainsi toute l'éthique et peut-être en grande partie l'esthétique et la religion sont la résultante du sens sexuel. »

Le texte n'ayant pas été modifié, j'utilise la traduction française d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, à partir de la 8e édition, disponible gratuitement http://www.gutenberg.org/. 

A partir de là, j'utiliserai directement cette traduction française, lorsque cela est possible. Du fait de la version informatique, je ne peux pas préciser le numéro des pages, je me contenterai de donner les titres des chapitres. Les citations peuvent se retrouver facilement dans le texte informatique grâce à la fonction « rechercher ».

 

[v] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre I.

 

[vi] Le projet des Psychopathia sexualis a aussi probablement été très lucratif pour son auteur. Il publie une version par an entre 1886 et 1894, ensuite suit une pause de quatre ans. Est-ce qu'il reprend parce qu'il souhaite prolonger son travail (peu de choses seront modifiées dans les nouvelles rééditions) ou parce qu'il obtient un bon contrat par son éditeur (cf. annexe 1) ?

 

[vii] Ibid.

 

[viii] Ibid.

 

[ix] Ibid.

 

[x] Le terme hétérosexuel est forgé par Karl-Maria Kertbeny en allemand dans les années 1880, sur le modèle d'homosexuel. En français, son emploi est attesté dès 1891.

 

[xi] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre I.

 

[xii] Ibid.

 

[xiii] Ibid.

 

[xiv] Pepchinski, Mary, The Woman's Building and the World Exhibitions: Exhibition Architecture and Conflicting Feminine Ideals at European and American World Exhibitions, 1873-1915, http://www.tucottbus.de/theoriederarchitektur/wolke/eng/Subjects/001/Pepchinski/pepchinski.htm.

 

[xv] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre I.

 

[xvi] Ibid.

 

[xvii] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre II.

 

[xviii] Aussi appelée sodomie en allemand : « Note 119: Je me conforme au langage généralement en usage, en traitant la bestialité et la pédérastie sous la désignation commune de sodomie. Dans la Genèse (chapitre XIX) où ce terme a pris son origine, il désigne exclusivement le vice de pédérastie. Plus tard on a appliqué le mot de sodomie au vice de bestialité. Les théologiens moralistes, comme saint Alphonse de Ligori, Gury et autres, ont toujours judicieusement, c'est-à-dire dans le sens de la Genèse, fait la distinction entre: sodomia i. e. concubitus cum persona ajusdem sexus et bestialitas i. e. concubitus cum bestia. (Comparez Olfers, Pastoralmedicin, p. 73.) Les Juristes ont porté la confusion dans la terminologie en admettant une sodomia ratione sexus et une sodomia ratione generis. La science devrait cependant ici se déclarer comme l'ancilla theologiæ, et revenir à l'usage juste des termes. », Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre V.

 

[xix] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre V.

 

[xx] Ma traduction.

 

[xxi] Ce point rejoint les analyses de Foucault sur le développement de la psychiatrie et son influence dans la sphère du judiciaire par le jeu des perversions : « On punira des individus qui seront désormais toujours référés à l'horizon virtuel de la maladie, des individus qui seront jugés en tant que criminels, mais jaugés, appréciés, mesurés en terme de normal et de pathologique. », Foucault, Michel, Les Anormaux, Cours au Collège de France, 1974-75, Gallimard-Le Seuil, 1999, p. 85.

 

[xxii] Le substantif « Trieb » peut être traduit en français par « instinct » mais aussi par « pulsion », particulièrement à partir des travaux de Sigmund Freud. De même en anglais, il renvoie à « instinct » ou à « drive ».

 

[xxiii] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre II.

 

[xxiv] « Dans tous les cas, la prostitution masculine est de beaucoup plus dangereuse pour la société que la prostitution féminine: c'est la plus grande des hontes dans l'histoire de l'humanité. », Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre V.

 

 

[xxv] Souligné par mes soins.

 

[xxvi] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre III. Pour une illustration fictionnelle de ce genre de traitement voir le film Psychopathia sexualis, Bret Wood, illustrated film production, 2006.

 

[xxvii] Selon les exemples de cas observés, ils seraient aujourd'hui décrits comme homosexualité ou transidentités. Le panel des déviances décrites par Krafft-Ebing à partir d'observations comprend des personnes qui éprouvent une attirance pour d'autres personnes du même sexe qu'elles soient ou non de la même classe sociale (genre ? autobiographie 109 : « Je ne suis excité que par des hommes très jeunes, des jouvenceaux de dix-sept à vingt-cinq ans, qui ne portent pas de barbe du tout. Je ne puis aimer que ceux qui sont très instruits, convenables, et de manières aimables », Ibid.), des personnes qui ne correspondent pas aux attentes sociales de leur sexe / genre, des personnes qui se pensent dans un autre sexe / genre que celui attribué à la naissance.

 

[xxviii] A propos de l'observation 124, Ibid.

 

[xxix] Il serait peut-etre intéressant à ce propos de faire des liens avec les théories économiques néo-classiques qui sont développées aussi dans cette fin de siècle.

 

[xxx] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre I.

 

[xxxi] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre III.

 

[xxxii] Ibid.

 

[xxxiii] Ibid. Mais il faut prendre en compte cette note de Oosterhuis, Harry, Richard Von Krafft-Ebing's "Step-Children of Nature", 2002, p. 174 : « In fact masochism as a label was suggested to him by an anonymous correspondent from Berlin who referred to the novels of Sacher-Masoch. But also for his psychological explanations of masochism, the psychiatrist depends heavily on the ideas of this same "well-educated man", as Krafft-Ebing characterized him. The man counted as one of his main informants on masochism, and Krafft-Ebing consulted him when he became engaged in a dispute with a Russian lawyer [Dimitri Stefanovski, 1891] about the discovery of masochism."

 

[xxxiv] Foucault, Michel, Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, op. cit.

 

[xxxv] « Il aurait été mieux, que votre défunt mari n'écrive pas la plupart de ses romans. Ceux qui les ont lu et ont été blessé /touchés, étaient prédestinés pour cela [...]. S-M c'est lui-mêmele plus blessé, il avait des talents poétiques certains et aurait pu créer quelque chose de sensé, si il n'avait pas été malheureusement disposé sexuellement. Mais pour cela, il ne pouvait rien. Votre Docteur Krafft-Ebing.» Ma traduction. Sacher Masoch, Wanda von, Masochismus und Masochisten, Nachtrag zur Lebensbeichte, Verlag von Hermann Seemann Nachfolger, Leipzig-Berlin, 1908, p. 77.

 

[xxxvi] Ibid.

 

[xxxvii] Diagnostic and Statistical Manual, Version 4, 1994, une nouvelle version devrait sortir courant 2010. Ce manuel est une classification des maladies mentales. On y trouve le fétichisme sexuel, le sadisme sexuel, le masochisme sexuel et les troubles de l'identité sexuelle.

 

[xxxviii] Oosterhuis Harry, Richard Von Krafft-Ebing's "Step-Children of Nature"., op. cit., p. 46.

 

[xxxix] Haraway, Donna, Des singes, des cyborgs et des femmes : La réinvention de la nature, Actes Sud, 2009, p. 194.

 

[xl] Loraux, Nicole, La cité divisée, L'oubli dans la mémoire d'Athènes, Payot, 2007.

 

[xli] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre III.

 

[xlii] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre I.

 

[xliii] En 1900, la loi Heinze est promulguée. Elle punit de prison ferme d'un an maximum ou d'une amende de 1000 Marks, ceux qui font circuler, mettent en vente des écrits, images ou représentations obsènes, spécialement pour des mineurs de mois de 16 ans.

 

[xliv] En Autriche, le paragraphe 129 punit les péchés contre nature avec une personne du même sexe, c'est-à-dire toute relation homosexuelle, homme ou femme (1852 à 1971). En Allemagne, le paragraphe 175 punit les péchés contre-nature : relations entre hommes (1871 à 1994) ou avec des animaux. Le terme de sodomie renvoyant aux rapports avec des animaux comme à un rapport de pénétration anale. "Ich folge den herrschenden Sprachgebrauch, indem ich Bestialität und Päderastie unter dem gemeinsamen Ausdruck Sodomie bespreche." Note p. 421 (PS, 14e édition). "Unter den unzüchtigen Handlungen zwischen männlichen Individuen nimmt die Päderastie (immissio penis in anum) das Hauptinteresse in Anspruch. P. 427 (PS, 14e édition).

 

[xlv] Certaines personnes se sont néanmoins saisies de cette opportunité notamment pour essayer de faire changer les lois criminalisant l'homosexualité. Observation 110 : « Jusqu'ici il me semble qu'il n'y a de mauvais et d'immoral que les faits qui portent préjudice à autrui, les actes que je ne voudrais pas qu'on me fît à moi-même; mais, je puis dire à ce sujet que j'évite autant que possible d'empiéter sur les droits d'autrui; je suis capable de me révolter contre toute injustice qui serait commise envers un tiers. Mais je ne vois pas comment ni pourquoi l'amour pour les hommes serait contraire à la morale. Une activité sexuelle sans but-(si l'on voit l'immoralité dans l'absence du but, dans le fait contre nature)-existe aussi dans les rapports avec les prostituées, même dans les mariages où l'on se sert de préservatifs contre la procréation des enfants. Voilà pourquoi les rapports sexuels avec des hommes doivent, à mon avis, être placés au même niveau que tout rapport sexuel qui n'a pas pour but de faire des enfants. Mais, il me paraît bien douteux qu'une satisfaction sexuelle doive être considérée comme morale, parce qu'elle se propose le but sus-indiqué. Il est vrai qu'une satisfaction sexuelle qui ne vise pas la procréation, est contraire à la nature; mais nous ne savons pas si elle ne sert pas à d'autres buts qui sont encore pour nous un mystère; et quand même elle serait sans but, on n'en pourrait point conclure qu'il faut la réprouver, car il n'est pas prouvé que la mesure d'après laquelle on doit juger une action morale soit son utilité. Je suis convaincu et certain que le préjugé actuel disparaîtra et que, un jour, on reconnaîtra, à juste raison, le droit aux homosexuels de pratiquer sans entraves leur amour. » Ceci explique en partie le grand nombre de récits autobiographiques envoyés à Krafft-Ebing. Il est aussi évident que les classifications psychosexuelles ouvraient la possibilité de sortir de la clandestinité. Le mouvement homosexuel naissant reprendra l'idée de nature, de dispositions congénitales, pour argumenter en faveur d'une reconnaissance de l'homosexualité.

 

[xlvi] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre V.

 

[xlvii] Certains des témoignages autobiographiques sont des plaintes pas tant de douleurs physiques mais de souffrances sociales : avoir peur de perdre un statut social, avoir peur d'être arrêté, ne pas pouvoir construire de relations durables… D'autres témoignages sont positifs voire revendicatifs, cf. note précédente.

 

[xlviii] Morel, Bénédict, Auguste, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine, Baillière, 1857, p. 13.

 

[xlix] Stoler, Ann Laura, Race and the Education of Desire: Foucault's "History of Sexuality" and the Colonial Order of Things, Duke University Press, 1995).

 

[l] Parfois on peut se demander où se situe la dangerosité pour la société : Observation 71 : « Un notaire, connu dans son entourage comme un original et un misanthrope depuis sa jeunesse et qui, pendant qu'il faisait ses études, était très adonné à l'onanisme, avait l'habitude, comme il le raconte lui-même, de stimuler ses désirs sexuels en prenant un certain nombre de feuilles de papier de latrine dont il s'était servi; il les étalait sur la couverture de son lit, les regardait et reniflait jusqu'à ce que l'érection se produisît, érection dont il se servait ensuite pour accomplir l'acte de la masturbation. Après sa mort, on a trouvé près de son lit un grand panier rempli de ces papiers. Sur chaque feuille, il avait soigneusement noté la date. »

 

[li] Morel, Bénédict, Auguste, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine, Baillière, 1857

 

[lii] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre III.

 

[liii] Ibid.

 

[liv] Ibid.

 

[lv] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre V.

 

[lvi] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre III.

 

[lvii] Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction d'Emile Laurent et Sigismond Csapo, 8e édition, op. cit, chapitre I.

 

[lviii] Présentation proposée par le site web de Thalia, pour la dernière version des Psychopathia sexualis disponible à partir d'août 2010, en allemand. Thalia est une chaîne des magasins en Allemagne et Autriche, elle est équivalente à la Fnac, www.thalia.de/shop/tha_homestartseite/suchartikel/psychopathia_sexualis/richard_krafft_ebing/ISBN1-146-84652-5/ID20893936.html

 

[lix] Mac Clintock, Anne, Imperial Leather, Race, Gender and Sexuality in the Colonial Context, Routledge, New York/London, 1995, p. 27.

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE


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Kaan, Henricus, Psychopathia Sexualis (Lipsiae: Voss, 1844).  


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Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, Eine klinisch-forensische Studie, (Stuttgart: Enke, 1886).   


Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, étude médico-légale avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle, Traduction de Emile Laurent et Sigismond Csapo d'après la 8e édition de 1893, (Georges Carré, 1895), disponible gratuitement http://www.gutenberg.org/.


Krafft-Ebing, Richard von, Psychopathia sexualis, Mit besonderer Berücksichtigung der konträren Sexualempfindung, Eine medicinisch-gerichtliche Studie für Ärzte und Juristen, (Stuttgart: Enke, 1903)


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Sacher-Masoch, Wanda von, et Wanda von Sacher- Masoch, Lebensbeichte. Masochismus und Masochisten, (Belleville, 2003).  


Sigusch, Volkmar, Geschichte der Sexualwissenschaft, (Campus Verlag Gmbh, 2008).  


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