sport, sexe et genre

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  • Page mise à jour le 15/12/2015

SPORT, SEXE ET GENRE : LA BICATEGORISATION SEXUEE, L'INANITE D'UN PROJET ?

 

Par Anaïs Bohuon - Docteure en STAPS

 

 

         Dès les années 1930, certaines sportives font l'objet d'un véritable procès de virilisation[1] dans des épreuves d'athlétisme en raison de morphologies jugées trop masculines : les athlètes ont « trop de muscles », des épaules « baraquées » ou « trop carrées », « pas assez de poitrine », des « hanches gommées », ou encore une pilosité « anormalement abondante »[2]. Elles se rapprochent des hommes non seulement par le physique mais aussi par leurs performances : leurs records extraordinaires réduisent de plus en plus l'écart entre les sexes. Loin d'ébranler la croyance en l'existence naturelle de deux catégories de sexe fondées sur des différences supposées biologiques, ces athlètes conduisent les instances sportives à émettre des doutes quant à leur appartenance de sexe[3]. En 1934, lors des 4èmes championnats du monde d'athlétisme féminin à Londres, la Tchécoslovaque Zdenka Koubkova remporte le 800 mètres, en un temps remarquable pour l'époque, 2'12''8 et établit un nouveau record mondial. Si le journaliste Robert Parienté explique « que Koubkova [appartenait] en fait au sexe masculin » et qu' « une délicate opération permettra d'accomplir la transformation[4] », on ne peut néanmoins, à ce jour, se risquer d'émettre quelconques certitudes au sujet de l'identité sexuée de cette athlète.

Dans les années 50-60, les cas d'athlètes qui excellent et suscitent des doutes sur leur identité sexuée sont également très présents sur la scène sportive : par exemple, les deux soeurs soviétiques Tamara et Irina Press, respectivement championne olympique de lancer de poids (à Rome en 1960 et à Tokyo 1964), de disque (à Tokyo en 1964) et championne olympique du pentathlon en 1964.

 

Les deux soeurs soviétiques Tamara et Irina Press,

Photographie in Ritchie, R., Reynard, J., Lewis, T.,

« Intersexe and olympic games » in Journal of

the Royal Society of the Medecine,  2008, n° 101, pp. 395-399.

 

Face à ces cas d'athlètes qui bouleversent la représentation d'une construction binaire entre le sexe masculin et le féminin, le monde sportif tente de maintenir une bicatégorisation sexuée inhérente à la logique interne de principe de compétitions sportives. Or, un grand nombre d'exceptions remettent en cause l'affirmation d'une bicatégorisation sexuée, que ce soit au niveau des appareils génitaux, c'est-à-dire de l'anatomie, au niveau des gonades (testicules, ovaires), des chromosomes (XX ou XY) ou de la psychologie. Plus encore, nombre de chercheuses ont souligné l'impossibilité de déterminer de façon univoque le sexe biologique de tous les individus, intersexes et non intersexes. Certaines athlètes peuvent avoir par exemple un sexe anatomique apparent féminin (clitoris) et un sexe chromosomique qui ne soit pas XX mais XXY.

Le sexe génétique (XX ou XY), le sexe gonadal (ovaires, testicules) mais également le sexe apparent doivent donc être précisés, voire dissociés puisqu'un seul ne suffit pas à définir la catégorie d'appartenance de sexe. Certaines athlètes peuvent par ailleurs avoir un sexe chromosomique, gonadique et apparent différent de leur sexe psychologique et social, comme pour le cas des transsexuel·le·s avant un éventuel changement de sexe biologique[5].

Cette question de la catégorisation des sexes se pose tout particulièrement dans le monde du sport, qui en est le bastion, en raison de l'idée selon laquelle les hommes seraient « naturellement » plus forts[6]. La présence d'athlètes masculins au sein des compétitions sportives féminines introduirait donc un biais au sein de ces épreuves. Or, dans l'objectif avoué d'empêcher les hommes de concourir chez les femmes et de mettre fin aux soupçons émis au sujet du sexe de certaines sportives, le comité de la Fédération Internationale d'Athlétisme (I.A.A.F.) a tenté de résoudre cette question de catégorisation par l'instauration, en 1966, d'un test de féminité ou « contrôle de genre ». Il est destiné à identifier les « vraies femmes » et, par là même, à exclure les athlètes qui ne se conformeraient pas aux critères définis par les instances sportives et ce, sous l'égide des médecins, chargés de déterminer le sexe de chacune en fonction de cet examen. Ce contrôle, sans équivalent dans d'autres domaines, fait du champ sportif un cas tout particulièrement paradigmatique pour questionner la bicatégorisation par sexe et ses conséquences sur les sportives.

 

Tout d'abord, en quoi consistent plus précisément ces tests ? Le premier, mis en place lors des championnats d'Europe d'athlétisme à Budapest de 1966 et imposé à toutes les concurrentes, est un contrôle gynécologique et morphologique (dynamomètre et spiromètre à la clé) où le sexe apparent (anatomique, visible) mais aussi la force musculaire et la capacité respiratoire, qui doivent rester en deçà des capacités - estimées - masculines, sont pris en compte. Jugé trop humiliant par les sportives, ce contrôle est remplacé en 1968 par le test du corpuscule de Barr. Il s'agit d'un prélèvement de muqueuse buccale, permettant de révéler la présence d'un deuxième chromosome X. Sa fiabilité ayant été remise en cause, le test PCR/SRY, cherchant cette fois à établir la présence ou l'absence d'un chromosome Y, est instauré en 1992 par la fédération internationale d'athlétisme.

Ces changements dans les critères du test de féminité (les organes génitaux, la présence d'un deuxième chromosome X puis celle du chromosome Y) montrent les multiples dimensions du sexe biologique et l'embarras à déterminer le « vrai » sexe d'une personne. Cette difficulté se transforme en impossibilité lorsque les personnes se révèlent être intersexes et donc inclassables en tant que mâles ou femelles.

 

Confronté à des questions d'éthique, de manque de fiabilité des tests, d'obstacles rencontrés dans la détermination du « vrai sexe », le CIO supprime « symboliquement » les tests lors des Jeux olympiques de Sydney en 2000. Il annonce cette décision comme non définitive et la présente comme une expérience, sous réserve de modification. Il décide également qu'un personnel médical sera autorisé à intervenir en cas de doutes sur l'identité sexuée de certaines athlètes, doutes qui peuvent, dès lors, ne se baser que sur une appréciation esthétique du corps et qui renvoient inextricablement à la question des normes de genre.

 

En 2006, l'athlète indienne Santhi Soundarajan, médaillée d'argent au 800 mètres lors des Jeux asiatiques, s'est vue retirer sa médaille suite à son échec au test de féminité. Selon ses proches, Santhi Soundarajan, désignée à la naissance de sexe féminin, ne serait jamais devenue pubère et, en raison de la situation financière de ses parents, n'aurait jamais pu voir un médecin. Elle attentera par la suite à ses jours et recevra une somme de 33 500 dollars, versée par le gouvernement indien, pour la dédommager. Cette tentative de suicide présente d'étranges résonances avec le cas de nombreuses athlètes ayant échoué au test au cours de l'histoire. Sur 6561 femmes testées, 13 ont été exclues des compétitions de 1972 à 1990, soit 1 femme sur 505 compétitrices[7]. Cependant, précisons ici que ces chiffres donnés dans un article du Journal of the American Médical Association de 1992 écrit par un membre de la commission médicale du CIO sont à prendre avec recul. En effet, le gynécologue John Fox rappelle que " [...] il n'y a pas de données qui indiquent combien d'athlètes ont échoué au test depuis son introduction en 1968, ni combien d'athlètes ont accepté (si cela leur a été permis) une évaluation plus poussée de leur condition, ni ce que ces athlètes sont devenus[8]".

 

Les raisons pour lesquelles Santhi Soundarajan a été confrontée au test sont confuses. Deux versions sont connues : une première, selon laquelle elle aurait été soumise au test suite à des soupçons de la part de ses principales concurrentes. La seconde, une version plus officielle, précise que, lors des tests de dopage où l'athlète doit uriner dans un flacon, un officiel aurait aperçu ses organes génitaux et aurait émis des doutes quant à son appartenance au sexe féminin. Les tests de féminité de Santhi ont alors été livrés en 48 heures et sa médaille retirée dans la foulée, sans qu'une véritable polémique n'éclate au sein de son pays ou au sein du monde sportif. Santhi a depuis arrêté la compétition et entraîne dans un club d'athlétisme indien de jeunes athlètes.

Ce nouveau cas d'intersexualité dans le monde sportif a alors permis aux instances dirigeantes de réitérer leur volonté de maintenir le droit d'imposer un test de féminité si des doutes sont émis quant au sexe de l'athlète. Patrick Schamach, directeur de la Commission médicale du CIO explique « On se garde la possibilité de faire des contrôles en cas de suspicion. Ce cas montre qu'il y a encore des problèmes et que nous devons rester vigilants[9]».

 

 

Santhi Soundarajan, à gauche sur la photo, médaillée d'argent au 800m lors des Jeux asiatiques de 2006, médaille qui lui a été retirée suite à l'échec au test

 

Mais quelles peuvent être les bases des soupçons émis ? Comment sont-ils légitimés ? Cela signifierait-il que quels que soient les fondements des suspicions, celles-ci seront considérées par les instances sportives comme suffisantes pour soumettre une athlète au test de féminité ?

Les rapports de l'examen envoyés à l'Association olympique indienne soulignent que Santhi ne possède pas les caractéristiques sexuelles d'une femme, et que le test révèle plus de chromosomes que permis. Son entraîneur soutient la jeune athlète, qui avait par ailleurs déjà remporté un grand nombre de courses internationales : « Le test est un test si sensible qu'il faut le considérer avec précaution. Les autorités sportives indiennes ont soumis tous les athlètes engagés à de nombreux tests et tous ceux de Santhi étaient bons, y compris son taux d'oestrogène et de progestérone. » Son taux d'hormones relèverait donc du sexe féminin, ce qui pourrait signifier qu'elle ne bénéficierait pas d'avantages physiques par rapport à ses concurrentes mais un chromosome de trop l'exclut radicalement des compétitions...

Suite à cette affaire, les organisateurs chinois, dans le cadre des Jeux Olympiques de 2008 à Pékin, ont prévu dans un silence médiatique remarquable, eu égard à l'exposition du cas de Santhi, de faire passer des tests médicaux à certaines athlètes qui présentaient une morphologie « suspecte », autrement dit...qui ressembleraient à des hommes.

Une athlète ne pouvait alors être examinée qu'à la suite d'une plainte provenant d'une autre sportive ou d'une délégation. Un gynécologue chinois, responsable du laboratoire de vérification de Beijing en 2008 explique « Les athlètes suspectes vont d'abord être examinées sur leur apparence physique, avant de passer une série de tests, à partir de prélèvements sanguins afin d'examiner leurs hormones sexuelles, leurs gènes et leurs chromosomes, dans le but de s'assurer de leur féminité, ce qui débouchera sur un avis scientifique[10] ».

La confusion au sein des instances sportives entre le sexe biologique et social est encore très forte, en atteste le choix du terme féminité. Il conclut en soulignant que le but de ces tests est de respecter l'équité prônée par les J.O tout en protégeant les droits des personnes intersexes...en assurant la confidentialité du protocole et les résultats tenus secrets.

Ce médecin oublie manifestement la question majeure : quels sont les critères d'une « vraie femme » autorisée à concourir ? Et que faire des cas qui bouleversent la bicatégorisation sexuée ? Il n'en est pas encore réellement question en 2008 et cette nouvelle mesure est encore plus discriminante qu'auparavant. Alors que toutes les femmes, excepté la princesse Anne, lors des Jeux olympiques de Montréal en 1976, étaient obligées de se soumettre au test de féminité pour participer aux compétitions internationales, à présent seules les athlètes féminines qui font l'objet de soupçons sont soumises obligatoirement au test. Deux ont ainsi été testées aux J.O de Sydney en 2000 mais leurs tests se sont révélés concluants et elles ont ainsi pu participer.

 

Le 19 août 2009, à l'occasion des championnats du monde d'athlétisme à Berlin, la jeune athlète sud-africaine Caster Semenya accomplit un véritable exploit : elle devance toutes les autres concurrentes lors de la finale du 800 mètres féminin : elle la remporte en 1 minute 55 s 45 avec une aisance et une facilité impressionnantes. Très vite, cette victoire défraie la chronique : non par le rythme effréné qu'elle a imposé ni par le fait qu'elle pulvérise son record personnel mais parce que des doutes visuels sont immédiatement émis au sujet de son appartenance au genre féminin.

Cette notion de doutes visuels est d'autant plus forte et contestable que Caster Semenya reste non seulement éloignée dans sa performance des records masculins, mais également et surtout du record du monde d'1 minute 53 s 28, détenu par la Tchèque Jarmila Kratochvilova[11] depuis le 26 juillet 1983.

La légitimité de la participation de Caster Semenya à la compétition est ainsi très vite remise en cause. Semenya est jugée trop musclée, sans poitrine. On lui reproche également d'avoir un bassin trop étroit et une pilosité anormalement abondante. Le médecin Jean-Pierre de Mondenard déclarera sur Europe 1 au journal de 18h, le lendemain de sa victoire : « Les 11 autres finalistes ont un morphotype féminin de coureuse de 800m, elles ont des épaules étroites, on voit leurs clavicules, elles ont un bassin un peu plus large [...]. En revanche, quand la sud-africaine court, elle a des épaules de déménageur, un bassin étroit.... D'ailleurs, ça c'est vraiment anecdotique mais si on a regardé la finale du 800 m, on a pu voir que 11 athlètes avaient une culotte et un seul avait un bermuda ». Il est évident que c'est parce que Semenya ne correspond pas aux critères traditionnels normatifs de la féminité qu'elle est avant tout soupçonnée : les sportives doivent toujours, au XXIème siècle, être imberbes, minces, fines, gracieuses dans leurs efforts comme dans leur tenue. Si Caster Semenya s'était présentée lors de la compétition avec les cheveux longs, du maquillage, une culotte, peut-être n'aurait-elle pas été soupçonnée d'être un homme...Ces doutes sont ainsi révélateur des clichés qui subsistent toujours vis-à-vis des femmes sportives.

Dans ces mêmes championnats, un autre exploit est accompli, cette fois par un athlète masculin : le sprinter jamaïquain, Usain Bolt, établit un nouveau record du monde du 100 mètres encore plus stupéfiant : 9 s 58. Il pulvérise, lui aussi, son record mais les réactions sont d'un tout autre registre. Admiration sans nom et qualificatifs hagiographiques envahissent la presse. Et, si certains évoquent implicitement le dopage pour commenter l'incroyable performance d'Usain Bolt, Caster Semenya, elle, n'a pas eu ce « privilège ». C'est son identité sexuée qui est remise en cause. Pourquoi ne seraient-ils pas, l'un comme l'autre, simplement soumis à un contrôle de dopage ?

 

Usain Bolt recordman du monde du 100m   Caster Semenya, championne du monde du 800m

 

C'est pendant les courses de séries qu'elle survole que, Caster Semenya, découverte par le grand public, suscite de forts doutes quant à son identité sexuée. Ainsi, quelques heures avant la finale, la Fédération Internationale d'Athlétisme annonce qu'elle devra subir des tests visant à déterminer son identité sexuée. Malgré cela, elle remporte cette finale avec une avance considérable mais la polémique continue de faire rage.

Michael Seme, son entraîneur, explique alors n'avoir jamais eu le moindre doute et rapporte les souffrances et humiliations infligées à l'athlète, comme cette anecdote où l'accès aux toilettes pour dames lui aurait déjà été interdit. La famille de Caster se voit également obligée d'intervenir publiquement, par l'intermédiaire des médias, en expliquant qu'ils ont élevé leur enfant, comme une fille, et qu'ils sont persuadés de son identité sexuée.

L'entraîneur de l'équipe nationale sud-africaine d'athlétisme, Wilfred Daniels, démissionne en invoquant le « traitement révoltant » dont a été victime la championne du monde du 800 mètres au sein de sa fédération. La jeune athlète de 18 ans, suspectée d'être intersexe, aurait été testée en Afrique du Sud avant les championnats du monde de Berlin pour mettre fin à toute polémique, mais sans qu'elle connaisse la réalité des contrôles. Il explique être effrayé et honteux de la façon dont la fédération a agi avec Caster [12] en refusant de l'informer et en lui faisant passer des tests à son insu [13]. La fédération sud-africaine affirme le contraire. Selon eux, la championne n'a jamais été testée avant la décision de l'IAAF de diligenter un comité d'experts pour enquêter sur le genre de la jeune femme. Le Congrès National Africain, parti actuellement au pouvoir en Afrique du Sud soutient que « Caster n'est pas la seule athlète féminine avec une morphologie masculine et la Fédération internationale devrait le savoir[14]», assertion loin d'être abusive tant les morphotypes des sportives tendent à se rapprocher de ceux des athlètes masculins. Les instances dirigeantes sportives ne pourraient-elles pas envisager avant tout que la pratique physique et sportive intensive transforme inévitablement les morphotypes féminins et qu'un entraînement intensif, voire même des pratiques dopantes, pourraient être pris en compte au sein de cette polémique ? 

Caster Semenya, fermement soutenue en Afrique du Sud, embarrasse véritablement les responsables internationaux de l'athlétisme, qui ne se sont jamais réellement penchés sur ces questionnements, excepté dans le but d'exclure ou de contrôler. Ils sont en définitive confrontés de plein fouet aux problèmes de bicatégorisation sexuée et l'histoire ne peut plus être étouffée comme cela était systématique dans le passé. Le grand public est informé et la question est posée au vu et au su de tous : que faire des athlètes qui ne répondent pas aux normes qui définissent la bicatégorisation sexuée ? Comment légiférer, mais plus encore, définir ce qu'est une « vraie femme » autorisée à concourir ?

 

La définition qui semble la plus évidente est une définition hormonale. Comme le suggère le généticien Axel Kahn, il conviendrait plutôt d'identifier le sexe « hormonal » qui commande la masse musculaire : « Ce qui fait la différence entre un homme et une femme, sur le plan de la compétition, c'est une hormone mâle, la testostérone. C'est elle qui conditionne la puissance musculaire et donne l'avantage aux hommes, comme le savent les spécialistes du dopage. C'est elle que devraient rechercher les organisateurs des JO[15] ». Selon le quotidien britannique le Daily Telegraph, les contrôles effectués avant les Mondiaux de Berlin ont révélé que Caster Semenya possédait un taux de testostérone trois fois supérieur à la moyenne d'une athlète dite « normale ». Cependant, des athlètes féminines dites « femmes biologiques » peuvent bénéficier d'avantages hormonaux, par exemple présenter un taux de testostérone plus élevé également que la moyenne, ce qui est alors perçu comme un avantage dans certains sports. La définition hormonale, dite de l'avantage physique, ne suffit donc pas à établir la ligne de partage entre les « vraies femmes », autorisées à participer aux compétitions sportives et les autres. La catégorisation musculaire dans le monde du sport est de surcroît complexe car la pratique sportive pose la question de la ressemblance, voire de la confusion entre hommes et femmes[16].

Le doute visuel doit-il suffire à imposer ce contrôle, comme l'illustre le cas traumatisant de Caster Semenya ? Elle est, selon l'IAAF, la huitième athlète désignée « de genre suspect » depuis 2005. Quatre d'entre elles ont dû mettre fin à leur carrière tandis que les autres ont été réhabilitées. Il est très difficile de connaître aujourd'hui les examens et, de ce fait, les critères désignés pour exclure ou autoriser ces athlètes à concourir.

Selon le quotidien australien « Sydney Morning Herald », les examens sanguins, chromosomiques et gynécologiques démontreraient que Caster Semenya présenterait des organes sexuels à la fois masculins et féminins. D'après les rapports médicaux cités par ce journal, elle disposerait de testicules intra-abdominaux qui produisent d'importantes quantités de testostérone. Doit-elle être pour autant disqualifiée ? Doit-on éliminer des compétitions les athlètes exceptionnelles parce qu'elles ne se conforment pas à la moyenne, à la norme ?

 

Une véritable polémique, d'ordre politique, a alors éclaté à ce sujet dans le monde sportif. En effet, la fédération sud-africaine s'est vue accuser par la Confédération des sports et du comité olympique d'avoir caché les résultats des tests de féminité imposés avant les championnats du Monde d'athlétisme. Le président de la fédération a avoué en effet que des tests auraient été effectués le 7 août 2009, une vingtaine de jours avant les championnats du monde. Leurs résultats étaient, à en croire le Mail & Guardian, déjà con­nus des autorités sud-africaines avant les Mondiaux de Ber­lin. Un échange de mails entre Harold Adams, le médecin de l'équipe d'athlétisme, et Leonard Chuene, le patron de la Fédé­ration sud-africaine d'athlétisme, montrerait que des contrôles avaient été effectués sur Semenya avant son départ pour l'Allema­gne, jugés alors « pas bons ». La forte probabilité pour que Semenya ramène une médaille de Berlin aurait cependant conduit les intéressés à ignorer ces conclusions. Toutefois, l'explication de Chuene est tout autre. Il explique avoir menti afin de protéger Semenya et ne pas la priver d'un telle compétition. « Si nous n'avions pas permis à cette jeune femme de courir, nous l'aurions privée d'une médaille et nous aurions suggéré qu'elle n'était pas normale ».

La ministre sud-africaine des Femmes et des Enfants, Noluthando Mayende-Sibiya, scandalisée par la façon dont a été traité le cas Se­menya  a déposé une plainte auprès des Nations Unies. Selon la responsable, la Fédération internationale d'athlétisme aurait fait preuve d'une « né­gligence flagrante » en­vers la « dignité humaine » de Se­men­ya. Dépo­sée en septembre 2009, cette plainte de­mande à l'Ins­titut en charge de la promotion de la femme de l'ONU d'enquêter sur ce dossier. L'ANC a indiqué que « Le gouvernement sud-africain a raison d'envisager tous les recours légaux afin de protéger Caster contre toute violation de ses droits », dans un communiqué. « Nous exhortons le gouvernement et la Fédération sud-africaine d'athlétisme à mettre un terme à ces abus et violations insensés des droits de la personne humaine de Caster (Semenya)[17] ». Cette dernière phrase renvoie incontestablement au document thématique du 29 Juillet 2009 intitulé « droit de l'homme et identité de genre » émis par le Commissaire aux Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe, Thomas Hammarberg. Dans ce document, 11 recommandations aux Etats membres du Conseil de l'Europe sont émises. Nous en retiendrons tout particulièrement deux afin de les mettre en lien avec la façon dont les instances sportives dirigeantes prennent en charge la gestion des questions qui tournent  autour de l'identité sexuée. L'une des recommandations stipule qu'il faut « Mettre en oeuvre les normes internationales des droits de l'homme sans distinction et interdire expressément la discrimination fondée sur l'identité de genre dans la législation nationale antidiscrimination ». Enfin, les Etats membres doivent « Elaborer et mettre en oeuvre des politiques de lutte contre la discrimination et l'exclusion auxquelles font face les personnes transgenres sur le marché du travail, dans l'éducation et dans le système de santé », ce qui pourrait alors s'appliquer au monde du sport, qui a pratiqué de nombreuses exclusions, abandonnant des athlètes dans une impasse en les privant du droit fondamental et légitime de concourir.

 

Cependant, le véritable problème encore non résolu renvoie toujours à la question majeure que les instances dirigeantes ne cesse de se poser, à savoir comment parvenir à définir ce qu'est une « vraie femme » autorisée à concourir au sein des compétitions féminines internationales. Les cas d'intersexualité dans le monde sportif de haut niveau mettent en exergue les difficultés qu'il a à assurer sa propre régulation.

L'histoire de Caster Semenya et ces suspicions dorénavant visuelles bouleversent la gestion aléatoire de ces problèmes assurée par l'institution sportive. L'ONU étant sollicitée, il est alors question des droits de l'homme et  le référentiel sportif jusqu'alors considéré comme légitime sur cette question devient dépassé. Il entre, en effet, en inadéquation avec les principes fondamentaux de l'olympisme : le respect des principes éthiques fondamentaux universels. L'opinion publique s'interroge, Caster Semenya en dérange certains qui appellent à l'exclusion mais en émeut d'autres qui appellent au respect des droits de l'homme. Cependant, à l'inverse du dopage, pour les questions d'intersexualité, il n'existe pas (encore) de Loi. Or, cette lacune peut s'expliquer par le fait qu'il semble tout de même plus aisé de légiférer sur une prise de substances interdites que sur des avantages physiques endogènes, génétiques, naturels. Ainsi, face à ce vide juridique[18], à cette incapacité de clarification et de réglementation au sujet de la participation des athlètes intersexes, le Comité international olympique (CIO) a très récemment décidé d'organiser un symposium réunissant des experts médicaux sur la question « des cas de genre sexuel "ambigus" ».

Le président de la commission médicale du CIO, Arne Ljungqvist, a annoncé dans un entretien à l'Associated Press la tenue de cette conférence en Floride en janvier 2010, pour examiner ces questions et émettre des recommandations sur la manière de les traiter. « Parfois vous rencontrez des cas qui sont incertains et ambigus, et vous passez d'une question sportive à une question médicale », a expliqué M. Ljungqvist. Le symposium du CIO, auquel ont participé 10 à 15 scientifiques et médecins de fédérations sportives, s'est déroulé du 15 au 17 janvier à Miami Beach[19]. A nouveau, le CIO semble vouloir donner aux médecins le monopole du pouvoir dans la gestion des questions touchant à l'identité sexuée.

Or, l'argument biologique, véhiculé par les médecins qui expliquent que les différences de sexe ont des origines génétiques et hormonales, rend les différences physiques de sexe, qui interviennent dans le domaine sportif, fixes et immuables[20]. Le milieu médical légitime et reproduit la différence des sexes en définissant la féminité comme compatible avec les attributs symboliques du féminin. Ilana Löwy et Hélène Rouch expliquent qu'en ce qui concerne la distinction entre sexe et genre, «  le savoir des experts a reflété des idées en vigueur dans la société en même temps qu'il façonnait la manière de penser la différence des sexes »[21]. En procédant ainsi, le CIO nie les résonances éthiques, sociales, philosophiques, politiques auxquelles renvoient ces problématiques. Il les rend uniquement médicales, biologiques. Pourtant, ouvrir également le débat à des scientifiques comme des sociologues, des philosophes, des historiens par exemple pourraient permettre de coupler les analyses et d'enrichir les diagnostiques médicaux. Une telle ouverture permettrait peut-être de lutter plus efficacement contre la confusion actuelle entre diagnostic clinique et jugement de valeur à propos de ce que doit être une « vraie femme » autorisée à concourir au sein des compétitions féminines et d'en concevoir la définition la plus accomplie.

En attendant, Caster Semenya, traumatisée et humiliée, est suivie psychologiquement. Le Daily Star rapporte que des psychologues s'inquiètent au sujet du traumatisme que cette jeune fille vient de subir. Elle n'a d'ailleurs à ce jour plus concouru depuis les championnats du Monde de Berlin de l'été 2009 mais souhaiterait reprendre la compétition le 24 juin prochain. Que va-t-il ainsi advenir de l'avenir de cette athlète « hors norme » ? Affaire à suivre...

 

 



[1] Baillette, Frédéric, « La mâle donne », in Frédéric Bailette et Philippe Liotard, Sport et virilisme, Montpellier, Editions Quasimodo & Fils, 1999, pp.45-57

 

[2] Louveau, Catherine et Anaïs Bohuon, « Le test de féminité, analyseur du procès de virilisation fait aux sportives », in Thierry Terret (dir.), Sport et genre: "A la conquête d'une citadelle masculine", volume 1, Paris, L'Harmattan, 2005, pp. 87-132

 

[3] Bohuon, Anaïs, « Sport et bicatégorisation par sexe : test de féminité et ambiguïtés du discours médical », in Nouvelles Questions Féministes, vol. 27, n°1, 2008, pp. 80-91

 

[4] Parienté, R., La fabuleuse histoire de l'athlétisme, Paris, Editions de La Martinière, 1995, p. 731

 

[5] Bohuon, op.cit.

 

[6] Messner, M.A., & Sabo, D.F. (Eds.), Sport, men and the gender order, Champaign, IL, Human Kinetics, 1990.

 

[7] Ljungquist, A., Simpson, J-L., "Medical Examination for Health of All Athletes Replacing the Need for Gender Verification in International Sports. The International Amateur Athletic Federation plan", in JAMA, vol 267, n°6, 1992, pp. 850-852. D'autres médecins, responsables de la mise en oeuvre de ce « sex passport » rapportent que sur 364 femmes athlètes de 16 à 29 ans examinées sur 20 ans, ils ont trouvé 3 cas négatifs au test de la chromatine sexuelle (0,8%) : Vignetti P., Rizzuti, A., Bruni L., Tozzi P., Marcozzi P., Tarani L., «  "Sex Passport" Obligation for Female Athletes », in International journal of sports medicine, t 17, n°3, 1996, pp. 239-240.

 

[8] Fox, J.S, « Gender verification--what purpose? What price?, in British  Journal Sports Medicine, 27, 1993, pp. 148-149.

 

 

[10] La rédaction, « Des tests pour repérer les athlètes féminines qui sont en fait des... hommes », RMC.fr, le 04/08/2008.

 

 

[11] De forts soupçons de dopage pèsent aujourd'hui sur les performances de cette athlète.

 

 

[13] Caster Semenya se serait rendue dans une clinique de Pretoria où on lui aurait expliqué qu'elle passait des tests d'urine et de sang.

 

 

[15] Kahn, Axel, « La chose, le vivant et l'humain », in Libération, 13 décembre 1991, p. 7 », in Baillette, Frédéric, « La mâle donne », in Bailette et Liotard, op.cit.

 

[16] Davisse, Louveau, Sports, école, société : la différence des sexes, Paris, L'Harmattan, 1998.

 

[17] Ibid.

 

[18] Bohuon, Anaïs, « Le "test de féminité" dans le monde du sport : une absence de réglementation et un bouleversement de l'ordre sportif », in Revue Juridique et Economique du Sport, Dalloz, mars 2010, pp 42-45.

 

[19] Associated Press, le mardi 27 octobre 2009, « Le CIO va organiser un symposium sur le genre sexuel des athlètes », http://fr.news.yahoo.com/3/20091027/tsp-cio-sexe-athletes-6e81073.html

 

[20] Ferris, E., « Athlètes féminines et médecine », in La femme d'aujourd'hui et le sport, Erraïs B. (ed), Paris, Amphora, 1981, pp. 125-141.

 

[21] Löwy, Ilana et Rouch, Hélène, « Genèse et développement du genre : les sciences et les origines de la distinction entre sexe et genre (Introduction) » In Ilana Löwy et Hélène Rouch (Coord.), La distinction entre sexe et genre : une histoire de biologie et de culture, Paris, L'Harmattan, 2003, p.9.