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Havelock Ellis Etudes de psychologie sexuelle, Paris, Mercure de France, 1934. Trad. par Arnold Van Gennep, à partir de la dernière édition du titre original Man and Woman publiée à Boston et New York en 1929.

 

 Par Mélanie Pétremont - Biosex

 

Compte rendu commenté de l'introduction au volume XVII, « Les caractères sexuels physiques secondaires et tertiaires ».

 

 

« (...) d'ordinaire, la tâche périlleuse et fatigante de se battre et de chasser, qui eut une si grande importance aux premiers stades de la civilisation, fût dévolue aux hommes(...). Toute activité qui exige un puissant développement de la musculature et de l'ossature et la faculté des brusques sursauts d'énergie qui en résulte, y compris les périodes correspondantes de repos, sont le propre de l'homme ; le soin des enfants et toutes les industries si diverses qui se concentrent autours du foyer et exigent une dépense d'énergie plus continue, mais à tension moindre, sont l'affaire des femmes. » (pp. 1 et 2).

 

A partir du constat général établi par ses prédécesseurs anthropologues expliquant la  division sexuelle du travail par une distinction des types physionomiques des hommes et des femmes (capacité musculaire impulsive chez les hommes et endurante chez les femmes), Havelock Ellis initie son volume sur les caractères sexuels physiques en présentant de nombreux exemples ethnographiques où la division sexuelle du travail contredit cette règle générale, présentant des femmes belliqueuses et inventrices.

 

Ainsi, dans de nombreux peuples « primitifs », les activités masculines sont réalisées par les femmes : « chez les Tasmaniens par exemple, qu'on s'accorde à regarder comme ayant été la moins civilisée des races modernes, seules les femmes plongeaient à la recherche du poisson. Chez un peuple ayant fait que peu de progrès hors de la barbarie : le travail des hommes consiste à chasser et à abattre les arbres quand il fait planter la cassave (...) les femmes plantent la cassave et exécutent tous les travaux ultérieurs; c'est elles seules qui s'occupent d'agriculture. Les hommes et les femmes sont de force égale, mais seuls les hommes se reposent dans leurs hamacs en fumant. Si les femmes sont en charge de la poterie, les hommes eux, s'occupent de la vannerie ». (pp 2 et 3)

 

Dans les sociétés primitives, Havelock Ellis insiste sur une division sexuelle modérée, qui ne semble pas dépendre des caractères sexuels, puisque les femmes « ne sont guère moins fortes que les hommes » et que « hommes et femmes tissent ensemble ».

 

L'ensemble du monde primitif, localisé par l'auteur autant en Amérique du Nord, en Afrique, qu'en Russie, offre de nombreux exemples où les femmes « sont souvent plus fortes que les hommes et mieux développées physiquement »[1] ; voire plus grandes que les hommes (chez les Patagons, les Arabes et les Druses) : où elles « combattaient aux côtés des hommes et jouissent d'une grande indépendance » (p. 4)  voire, « participent au gouvernement » (chez les Afghans).

 

Au delà des exemples particuliers, Havelock Ellis présente également des constantes anthropologiques : « partout, les femmes ont été les premières potières et même en Europe on peut voir encore, de nos jours, les filles du Jutland appendre à faire des poteries. »[2] Les femmes seraient également les « architectes et les cultivatrices primitives » (p. 5) ; les inventrices de la bière ; de la médecine et de la science. La femme la première, s'empara d'un silex pour en faire un couteau : « elle devient le premier tailleur, la première couturière » (p.7) ; un observateur en la regardant travailler la femme au Etat Unis[3] y  voit « le premier jardinier, fermier et horticulteur ».

 

En donnant ces innombrables exemples où la femme s'impose comme pionnière, inventrice et créateur des arts de la civilisation, Havelock Ellis contredit tout une vague d'ethnographes du XIXème siècle affirmant la subordination masculine des femmes, préférant la thèse de la femme primitive contrôlant les moyens de production et dotés d'une « diplomatie naturelle » se posant en « partenaire actif » et entretenant « une relation d'aide mutuelle » dans la coopération avec son homologue masculin.

 

Que faire alors de ces troublantes constatations ?

 

Havelock Ellis n'abandonne pas pour autant la thèse d'une division sexuelle du travail basée sur le dimorphisme sexuel. Bien au contraire, l'égalité, voire la supériorité physique et créatrice des femmes observées dans les peuples primitifs est solidaire d'une autre distinction : celle des peuples primitifs et civilisés. Cette nuance lui permet d'établir une évolution dans la trame historique dans laquelle les femmes sont certes pionnières des tous les arts, mais l'élévation de ceux-ci à leur plus haut degré est assurée par les hommes : « Les arts inventés par la femme se perfectionnent et l'homme militant vient les glorifier par sa coopération » (p. 8). Autrement dit, la femme, en termes d'invention technique, est naturellement plus primitive que les hommes. Ses apports culturels sont au bas de l'échelle de l'évolution. Tous ses apports techniques demandent à être perfectionnés par l'homme. Grâce à son (l'homme) intervention dans l'histoire de l'évolution : le canot féminin est devenu un grand navire ; le moulin à pierre à main la grande et chère presse rotative (...), le métier primitif est maintenant un métier mécanique perfectionné (...) et le bouquet de plumes a donné naissance à tous les arts plastiques et décoratifs. (p. 8)

En effet : Les femmes ont inventé et exercé en commun les nombreuses occupations et industries domestiques. Elles ont été incapables de se spécialiser et par suite n'ont pu développer leur travail (p. 13).

 

« Il vaut la peine cependant de remarquer que si la prédominance masculine est en définitive la règle ordinaire, une position élevée des femmes n'est pas du tout rare chez les peuples barbares qui vivent dans un état de guerres fréquentes ; elle semble avoir été plus marquée dans les temps anciens que de nos jours. (p. 14) »

 

Comment expliquer, alors, la situation moderne ?

 

Havelock Ellis tente une explication socio-historique de la transformation du statut de la femme dans les sociétés modernes occidentales. En bon évolutionniste, il lit les ethnographies des peuplades primitives de ses contemporains comme le passé révolu des sociétés modernes occidentales.  Si les femmes ont perdu leur rôle de pionnières dans les arts et techniques humains, c'est qu'elles occupaient ce rôle « typiquement masculin » en des temps troubles, lorsque les hommes, trop occupés à la guerre nécessaire pour la survie, ne pouvaient s'adonner à d'autres activités. Ensuite, « plus ou moins libérés de la chasse et du combat, (les hommes) ont repris peu à peu les occupations des femmes, les ont spécialisées et les ont développées d'une manière extraordinaire » (p.13)

 

Dans la trame historique, les peuples du monde n'évoluent pas au même rythme de l'évolution. Ce qui explique les disparités dans l'organisation sexuelle du travail entre les hommes et les femmes. Autrement dit, il ne faut pas s'étonner de voir, dans certains peuples, des femmes industrieuses, militantes et traitées en l'égal des hommes, c'est là le signe d'un retard dans l'évolution, qui arrivera à être comblé grâce au temps : « dans les anciennes sociétés barbares on voit les hommes s'emparer peu à peu des industries inventées par les femmes et les spécialiser ; dans la barbarie évoluée de l'Europe, il restera plus aux femmes que quelques industries domestiques (p. 19) »

 

Le Moyen-Àge en Occident vient se placer comme période transitoire dans la logique évolutionniste de la division sexuelle du travail dépeinte par Havelock Ellis. Contrairement aux stades plus anciens de l'évolution sociale, on n'y trouve désormais plus de coopération égalitaire entre les hommes et les femmes[4]. L'organisation sociétale, elle est désormais caractérisée par Ellis comme militiante[5]. Alors que les hommes sont absorbés par la bataille, les femmes, symboles de l'élément sensuel vital, dont la force est la source d'inspiration des hommes, sont tour-à-tour objet de dévotion et de mépris dans les affaires amoureuses. Cette duplicité est expliquée par Havelock Ellis par l'influence de l'Eglise. La femme est alors caractérisée en termes non plus physiques, mais symboliques et psychologiques. L'origine mystérieuse de sa menstruation, distincte « des autres fonctions humaines normales », rend la femme monstrueuse est occulte. Apparentée au diable, elle est une figure duplice pour l'Eglise : tantôt Eve dépravant Adam, que Marie, sainte mère du Christ (p. 20). A ce portrait psychologique ambigu s'ajoute la sujétion à l'homme dans le mariage.  Selon Ellis, ces caractères sexuels féminins (duplicité féminine) apparus lors du Moyen-Âge se trouve encore à l'état résiduel dans le comportement des femmes modernes, ce qui leur confère des personnalités très attrayantes dans les grands centres urbains (p. 26).

 

 

Une fois encore, Havelock Ellis introduit une distinction : celle de classe, mais cette fois dans la logique inverse que celle utilisée pour distinguer les peuples primitifs des peuples civilisés. En Europe, entre la période du Moyen-Âge et le XVII siècle, bien que la tendance générale fut de réduire les femmes à de la vile marchandise, la croyance de l'impureté spécifique féminine et la sujétion de la femme à l'homme est d'autant plus forte que la classe est basse. « Dans le petit peuple, la conception du mari comme roi fut parfois poussée si loin que la femme fut regardée comme une esclave, comme un bien meuble qu'on pouvait vendre » (p. 24). Par contre, au sein de la bourgeoisie, bien que la femme soit par son statut inférieure à l'homme, lui devant obéissance, des observateurs insistent sur un partenariat égalitaire en matière de gestion des affaires privées au sein du ménage. « Quand le bourgeois sort pour aller faire ses affaires, quand le seigneur part à la guerre, c'est sa femme qui dirige le magasin ou le château pendant son absence, et qui supporte un siège, et qui le conduit, s'il a lieu (...). Havelock Ellis cite ici Powell qui conclut son analyse en disant que l' « épouse était regardée comme une addition naturelle et peut-être peu intéressante, mais tout de même importante, à la vie quotidienne ».

            Cette distinction entre classes populaire et bourgeoise pour la période de sortie du Moyen Âge semble contredire la logique argumentative employée par l'auteur pour la période antérieure de l'histoire des peuples : si l'égalité homme-femme est l'apanage des peuples primitifs, et qu'elle tend, après les temps troubles du Moyen-Âge, se rétablir au XVIIIème siècle, comment maintenir la position d'un Occident moderne plus évolué que le reste du monde ?

 

Harmonisation des caractères sexuels avec l'apparition Révolution industrielle

 

Mais Havelock Ellis constate également une tendance à l'égalité dans la division du travail en Occident. Elle s'explique selon lui par l'apparition de « conditions nouvelles », une nouvelle phase historique ou « nouveau régime industriel » révolution économique industrielle, dont il remarque encore les effets au moment où il écrit (p. 27). Le machinisme a eu pour effet d'homogénéiser les tâches de travail des hommes et des femmes, de faire entrer les femmes à l'université aux côtés des hommes et de les faire entrer dans les différentes sphères professionnelles auparavant réservées aux hommes, éliminant les distinctions sexuelles artificielles. Par contre, mais si on le suppose souvent, ces nouvelles conditions ne sauraient « affecter les traits essentiels de l'un ou l'autre sexe, de la nature masculine ou de la nature féminine » (p. 27)

 

Qu'est-ce à dire ? Que l'évolution des peuples primitifs et des peuples civilisés a une incidence sur les caractères sexuels que Havelock Ellis nomme « artificiels » mais non sur les caractères sexuels « naturels » et les prédispositions qui influenceront toujours et inévitablement la répartition sexuelle des activités humaines.

Autrement dit,  les conditions sociales et leurs transformations n'ont aucune influence sur la répartition sexuelle des activités humaines, celle-ci étant inévitable.

 

Bien que cette conclusion soit surprenante après une énumération si variée et contradictoire de la division sexuelle du travail en différents temps et lieux, qui aurait pu conduire à l'option d'une conclusion sur l'aporie du phénomène de division sexuelle du travail, Havelock Ellis y voit au contraire un phénomène fondamental et inévitable, qu'il convient selon lui d'expliquer à partir d'une base sûre : les caractères sexuels « naturels ».  C'est sur cette thèse que Ellis établit la suite de ses volumes et argumente la nécessité, pour comprendre la différence irréductible entre les hommes et les femmes, de s'intéresser aux « caractères secondaires fondamentaux »[6].

Etant donné que les conditions sociales, trop variables, ne suffisent pas à elles seules à expliquer la division sexuelle du travail, c'est dans les gonades primitives,  respectivement situées dans les testicules du mâles et les ovaires de la femelle, que Havelock Ellis ira chercher les qualités innées de masculinité et de féminité dans les chapitres suivants du volume.

 

 

 

 

 

 



[1] Havelock Ellis citant T.H. Parke, Expériences in Equatorial Africa, 1891, p. 344 (p.4).

 

[2] Havelock Ellis renvoie pour ce point à Hein : Zeitschrift für Ethnlologie, 102, p.204, et pour la comparaison universelle, à A. van Gennep, Etudes d'Ethnographie algérienne, pp.22-23, 29-33, Harward University, 1916, passim

 

[3] Mason, American Antiquarian, janvier 1889, cité in : Havelock Ellis, pp 7 et 8.

 

[4] Pour la période du Moyen-Âge, Ellis établit ses analyses à partir d'exemples tirés de la littérature.

 

[5] Etrangement, la guerre, qui était le facteur proposé par Ellis comme explicatif de la collaboration homme-femme chez les peuples primitifs, est ici avancé comme facteur explicatif d'une plus grande séparation sexuelle du travail, les femmes étant exclues de la guerre.

 

[6] Les chapitres suivants du volume XVII, sont consacrés : à l'origine et la distinction des caractères sexuels primaires et secondaires. (chapitre II) et à l'Introduction des caractères sexuels tertiaires.