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SUITE de la partie 2 : Les « scientifiques du genre ».

 

 

Le paradigme de l'identité de genre

 

Le concept de genre s'ancre ainsi profondément dans une tradition béhavioriste et dans la psychologie scientifique états-unienne des années cinquante qui privilégie l'observation et la méthode statistique. Même le freudisme « états-unien » était alors « un freudisme médicalisé, complètement exposé à la réfutation statistique et expérimentale» (Castel, 2003 : 55). C'est le cas par exemple de Robert Jesse Stoller (1924-1991), psychiatre et psychanalyste de l'U.C.L.A. qui a largement contribué à consacrer le terme de genre. Il étudiait les « hermaphrodites », mais il a surtout été un des premiers psychiatre/psychanalyste à travailler sur les transsexue-le-s.

Pour le sexe, écrit-il, « en dehors de quelques exceptions il existe deux sexes: l'un mâle, l'autre femelle »  et il a une connotation uniquement biologique. « Il faut analyser les conditions physiques suivantes: les chromosomes, les organes génitaux internes (par exemple l'utérus, la prostate), les gonades, l'état des hormones et les caractères sexuels secondaires.  ( Il semble qu'à l'avenir sera ajouté un nouveau critère : celui des systèmes cérébraux.)» (Stoller, 1978 : 28).

« Le genre est un terme qui a des connotations psychologiques ou culturelles, plus que biologiques. Si les termes appropriés pour sexe sont  « mâle » et « femelle », les termes correspondants  pour genre sont « masculin » et   « féminin » ; ces derniers peuvent être totalement indépendants du sexe (biologique). Le genre est la quantité de masculinité et de féminité que l'on trouve dans une personne et, bien qu'il y ait des mélanges des deux chez de nombreux êtres humains, le mâle normal à évidemment une prépondérance de masculinité et la femelle normale une prépondérance de féminité» (Stoller, 1978 : 28).

Par rapport à ses collègues et prédécesseurs « scientifiques du genre » états-uniens, Stoller se distingue d'eux car il est un des premiers à tenter une approche psychanalytique pour étudier les intersexes et les transsexuel-le-s. 

S'inspirant largement de Money, il considère lui aussi, que c'est le sexe d'assignation qui prime sur les déterminants biologiques. Et pour entériner ce constat, il définit le concept « d'identité de genre » comme suit : "L'identité de genre commence avec la connaissance et la perception conscientes ou inconscientes  que l'on appartient à un sexe et non à l'autre ( cependant, au cours du développement de l'individu, l'identité de genre se complique beaucoup, de sorte que par exemple, l'individu peut se sentir non seulement un mâle, mais un homme masculin ou un homme efféminé ou même un homme qui s'imagine être une femme)." (Stoller, 1978 : 28-29)

Cependant, pour Stoller, la primauté psycho-sociale n'infirme pas l'hypothèse d'une force biologique. Cette dernière, dit-il, est simplement masquée ou plus faible que les effets de l'éducation.

Pour démontrer cela, il prend appuie sur l'exemple des transsexuel-le-s, pour qui il ne rejette pas l'hypothèse d'une force biologique encore inconnue, mais également sur quelques cas de patient-e-s «hermaphrodites», même s'il continue de penser que les facteurs postnataux dominent le biologique.

S'il est d'accord avec Money pour dire que passé dix-huit mois[ix] il est impossible à un individu de changer de sexe, il cite quand même des exemples d' « hermaphrodites » n'ayant pas eu de difficultés pour changer de sexe à la puberté voire même à l'âge adulte pour certain-e-s, affirmant parfois, avoir toujours su au fond d'eux/elles-mêmes, appartenir à l'autre sexe. Il relate de nombreux cas, tel celui de Jack né Mary, qui malgré le fait d'avoir l'apparence extérieure d'une petite fille, d'avoir été assigné et élevé comme telle, avait toujours voulu être un garçon et avait fait preuve, très tôt, d'un comportement que ses parents qualifiait de masculin. À la puberté, il s'est avéré que c'était « un mâle (...)  avec un pénis de la taille d'un  grand clitoris, un scrotum bifide, des testicules cryptorchides et une petite prostate »[x], et il fut réassigné en garçon, selon son souhait et sans difficultés. Ces cas lui font supposer qu'une force biologique existe bel et bien, même si elle est souvent contrecarrée par l'éducation. Car encore faut-il, dira-t-il, que les parents soient totalement convaincus du sexe de leur enfant.

Il ira même jusqu'à parler de la possibilité d'une « identité hermaphrodite », ce qui est une particularité surprenante. Il peut, dit-il, y avoir des personnes qui ont une identité hermaphrodite : ni homme, ni femme, « hermaphrodite ». « Ils n'ont pas de doute sur leur sexe, mais sont convaincus d'appartenir à un sexe douteux, à la fois masculin et féminin, ou ni l'un ni l'autre » (Kreisler, 1970 : 310). Dans certains cas, à la suite d' une ambiguïté sexuelle déclarée à la naissance, les parents désarçonnés ne seraient pas parvenus à considérer leur enfant comme membre d'un seul sexe, et ne lui auraient pas imprégné une identité de genre masculine ou féminine clairement définie.

Enfin, il existe pour lui ce qu'il appelle un  « core identity », un « noyau de l'identité de genre » qui vient soutenir le concept d'identité de genre. «Le noyau de l'identité de genre est la conviction que l'assignation de son sexe a été anatomiquement et finalement psychologiquement correcte» (Stoller, 1989 : 31). Il résulte de cinq processus :

1. D'« une force biologique » prenant naissance dans la vie foetale et d'origine génétique, qu'il tentera d'étayer avec l'exemple de certains individus à qui, ayant révélé à la puberté qu'ils étaient de l'autre sexe, affirmaient  l'avoir toujours su.

2. De l'assignation sans équivoque du sexe, à partir de la reconnaissance formelle des organes génitaux externes à la naissance comme étant ceux d'un garçon ou d'une fille.

3. De l'attitude des parents et surtout celle de la mère quant à la perception du sexe de l'enfant, et la réponse de l'enfant à travers ses fantasmes.

4. Des phénomènes « biopsychiques », c'est-à-dire de la façon dont on relationne avec l'enfant, et qui suppose-t-il se fixent et modulent le cerveau.

5. Du « moi corporel », autrement dit, de la conviction que l'on a de son sexe via les sensations, surtout celles des organes génitaux externes.

Ainsi, la relation parent-enfant (surtout mère-enfant), le ressenti des organes génitaux comme ayant été attribués de manière juste et reconnu par l'entourage, ainsi que la  fameuse « force biologique », sont les trois grands piliers du « noyau de genre » pour Stoller.

Mais si Stoller a bien une autre particularité, c'est que malgré ses tentatives de fournir un modèle médical qui puisse servir de grille d'analyse théorique générale, chacun de ses exemples vient contredire le précédent et il reste finalement assez prudent vis à vis des définitions qui ne rendraient pas compte de la singularité et de la complexité de chaque cas.

 

Changer de sexe, changer de genre : le « transsexualisme ».

 

A la même période, il s'interroge surtout sur les sujets transsexuel-le-s et il va donner une définition du « transsexualisme » qui perdure et servira désormais de cadre de référence. Il distingue deux sortes de « transsexualisme » : celui qu'il nommera le « transsexualisme vrai » dans un premier temps, puis « transsexualisme primaire » ; et le « pseudo-transsexualisme » qui deviendra le « transsexualisme secondaire ».

Par ailleurs, il donne un diagnostic différencié pour le « transsexualisme » MTF (male to femele) et le « transsexualisme » FTM (femele to male).

 Pour les FTM, il ne fait pas de distinction entre primaire et secondaire. Pour Stoller, les FTM sont plutôt  le pôle extrême de « l'homosexualité homasse ». (Stoller, 1989 : 47)

Pour les MTF, les transsexuelles primaires se caractérisent par la présence depuis la plus tendre enfance d'une féminité débordante, de l'envie de changer de sexe, d'un rejet marqué pour leurs organes génitaux masculins, d'un mépris pour les relations sexuelles, d'une quasi absence de désir sexuel et surtout,  la constante envie d'appartenir au sexe opposé dont témoigne un comportement féminin précoce.

Les transsexuelles MTF secondaires, elles, n'auraient pas fait la preuve de ce comportement féminin précoce. Aussi, il y range des individus qu'il considère comme «homosexuel » avec une forte orientation pour le côté féminin s'étant accru au fil des années. Il y classe également ceux/celles qui pendant de nombreuses années ont plus ou moins bien accepté leur identité et leur rôle masculin, et présentent un comportement hétérosexuel. Des travesti-e-s ou des personnes ayant présentées toute au long de leur vie des doutes quant à leur identité de genre peuvent également être rangé-e-s dans cette catégorie.

Ces critères permettent bien évidemment de circonscrire et de contrôler fermement les autorisations pour les prescriptions hormonales et opérations chirurgicales dans le but de changer de sexe, qui seront pratiquées aux Etats-Unis dès 1965, l'année où a eu lieu la première opération dite de « réassignation hormono-chirurgicale chez une personne transsexuelle » à Johns Hopkins.

Pour Stoller, le-la transsexuel-le se définit avant tout par la volonté d'appartenir à l'autre sexe depuis la plus tendre enfance, et par la demande persistante d'une opération de réassignation sexuelle. Ainsi pour certains cas, il déclarera que l'opération peut  s'avérer être le traitement le  plus efficace, bien qu' il finira pas avoir une attitude plus mitigée quant à la réussite des changements de sexe. Il sera également un fervent tenant du diagnostic différentiel et c'est lui qui est à l'origine du « profil type » de le/la transsexuel-le qui sera repris dans les protocoles, dans le but d'établir un diagnostic systématique et différentiel entre les transsexuel-le-s primaires et secondaires, et accéder éventuellement aux opérations hormono-chirurgicales pour les premiers, les  refuser aux  seconds. Car s'il ne sera jamais entièrement convaincu par les résultats des changements de sexe, il reconnaîtra que l'analyse comme traitement, ne peut rien y changer. « Pour quelle raison demander que l'analyse, traitement non démontré pour un trouble profond du genre terriblement complexe et coûteux soit le seul traitement autorisé ? » (Stoller, 1989 : 283). Malgré ses hypothèses étiologiques pour lesquelles, chez les MTF le trouble vient d'une symbiose avec la mère consacrée par un père absent et peu phallique, et chez les FTM par l'absence d'identification avec la mère dû à une importante absence de celle-ci (dépression ou longue maladie par exemple), pour lui, le travail thérapeutique n'est bénéfique que pour les transsexuel-le-s secondaires, et éventuellement dans le cadre des traitements thérapeutiques préventifs précoces chez de jeunes enfants.

En réalité aucune étude catamnestique sur des personnes ayant suivi un traitement hormono-chirurgical ne le satisfera pleinement, et il finira par conclure simplement : « Il y a des années je considérais que tout ce que nous faisions concernant le changement de sexe était mauvais, mais que nous pourrions, en nous y appliquant, faire moins mal. Je crains qu'il n'en soit toujours ainsi : nous n'avons pas fait beaucoup avancé sur le sujet. ».(Stoller, 1989 : 290)

 

Lire la suite : Partie 3 : De gender à genre : une traduction impossible?

 

Bibliographie

 

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[ix] Voir Stoller, Robert J. 1989.  Masculin ou féminin ? , Paris, Puf. Exposé de cas pp. 120-138.

 

 

[x] On lit souvent ce chiffre de « dix-huit mois », mais Money comme Stoller parlent en réalité de la période qui correspond à celle de l'acquisition du langage.