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Autour de Paris et ses ruines, commentaire par Daryl Lee

 

 

Paris et ses ruines en mai 1871 est l’extravagant récit illustré de la destruction de Paris lors de l’Année Terrible (Nantes, Henri Charpentier, 1872). Paru donc un an après la Semaine Sanglante (d’autres éditions en 1873 et 1874), l’in-folio de Victor Fournel impressionne par sa taille monumentale — il mesure 50 x 35 cm (épais de 3,5 cm) — autant que par la large part donnée à l’image dans sa présentation des événements : le tome compte 116 pages de texte et 20 planches lithographiques. Ces dernières, réalisées par toute une équipe de lithographes (Sabatier, Ciceri, Ph. Benoist, David, A. Adam S., entre autres), offrent au lecteur des vues architecturales et topographiques de Paris avant, durant et après les événements de 1870-1871 (la seule exception : une image de l’exécution de l’archevêque de Paris, Darboy). Et elles sont magnifiques : Paris et ses ruines figure à côté de Paris incendié de Georges Bell (pseud. de Joachim Hounau; Martinet, 1872) parmi les ouvrages qui combinent, somptueusement, mot et image, texte et support visuel, pour instrumentaliser les ruines produites à l’époque. Bell se sert de gravures pour complémenter son histoire détaillée des destructions des incendies de la Commune, tandis que l’ouvrage de Fournel puise sa force dans la couleur fournie par l’image lithographique. (Le Guide-Recueil de Paris-Brûlé de Pierre Petit, Dentu, 1871, s’approprie l’image photographique d’avant et d’après dans un but pareil). Tous les deux ouvrages empruntent les ruines comme documents historiques sans toutefois les vider de tout intérêt esthétique. Au contraire, l’esthétique de l’image en vient presque à justifier l’objet (le livre) au détriment de la lecture de l’histoire proposée.

Critique littéraire, auteur de nombreux ouvrages sur le théâtre et la littérature, journaliste et « chroniqueur » de son siècle, Victor Fournel (1829-1894) nous a surtout laissé des études sur Paris : témoin des effets des travaux de Haussmann dans Ce qu’on voit dans les rues de Paris (1858) et Paris nouveau et Paris futur (1865, 2nd ed. 1868), sociologue amateur dans Esquisses et croquis parisiens (1876-1879 ; pseud. Bernadille), soucieux de phénomènes et de types urbains en voie de disparition ou déjà absents dans Les cris de Paris, types et physionomies d’autrefois (1887), Les rues du vieux Paris : galerie populaire et pittoresque (1879), et Le vieux Paris : fêtes, jeux, et spectacles (1887), Fournel est surtout historien du contemporain, d’un Paris en pleine transformation dans la deuxième moitié du 19e siècle. Ayant fait les frais des changements apportés à la capitale sous le Second Empire, Fournel poursuit un jugement virulent des méfaits de la guerre Franco-Prusse, du Siège, et de la Commune, trois « fléaux » contre la « capitale incontestée de l’univers ». Paris nouveau et Paris futur, une étude des livres sur Paris autant que sur la ville elle-même, avait poursuivi le « procès du nouveau Paris », prenant l’initiative contre « la ligne droite » qui remplace la courbe, le boulevard qui enterre la rue — du Paris médiéval conçu comme « drame » de Shakespeare, le Paris haussmannien devient une « tragédie », un « poème épique revu par un professeur de grammaire » (Paris nouveau, p. 15). En quelque sorte, cette méditation sur les grands travaux anticipe sur les propos de Fournel en 1872, car dans un chapitre intitulé « Des ruines de Paris moderne »,[1] l’auteur se plaint des démolitions « à perte de vue » qui laissent le Paris de « nos aïeux sous les ruines et les transformations innombrables qui l’ont bouleversé de fond en comble » (Paris nouveau, p. 290-91).

Manifestement anti-communard dans Paris et ses ruines en mai 1871, Fournel s’érige en défenseur de Paris menacé de toutes parts, oubliant aussitôt sa critique de Haussmann. Or, pour mieux mettre en relief un contraste dramatique, son histoire « imagée » vante les grands travaux sous le Second Empire. Le Paris de Haussmann est une ville de « raffinement », de « marbre » et d’« or », la « capitale incontestée de l’univers, » opposée à celle de la « barbarie » et des « cendres » et de la « boue » de Paris communard, ville rétrograde qui « redevient le marais de Lutèce ». Paris et ses ruines forme alors la contrepartie des trois volumes parus en 1861, aussi chez Charpentier, Paris dans sa splendeur sous Napoléon III, qui réunissaient aussi des lithographies de vues topographiques et architecturales de Paris, d’ailleurs quelques-unes réapparaissent dans Paris et ses ruines (notamment celles du Ph. Benoist). Fournel divise son histoire en deux parties, la première retraçant les projets urbains du Second Empire jusqu’à l’apothéose de Paris comme capitale du monde à l’Exposition universelle de 1867.[2] Il faut montrer Paris comme capitale de l’occident, sinon du monde entier, pour mieux préparer l’effet de sa chute. Ainsi les premières lithographies représentent-elles de façon systématique l’histoire récente des monuments et édifices publics — « l’édilité parisienne » — ainsi que les « batailles courtoises de l’industrie » et « la fête de la paix » mises en jeu par l’Exposition. Paris « dans sa splendeur » forme alors « une plus belle cible et une plus riche proie aux obus » (Paris et ses ruines, p. iii). Pour Fournel, c’est comme si on avait fait exprès d’attendre la fin des travaux d’embellissement pour commencer le travail de la destruction. Encore à Fournel de dramatiser ce passage d’une ville à l’autre : « quelle chute, quelle antithèse, quelle transformation subite et lamentable de l’épopée haussmanienne en drame de Shakespeare » (ibid., p. I.1).

Comme bien d’autres textes du moment, Fournel insiste sur le statut unique de Paris en tant que capitale dévastée. D’abord, l’auteur admoneste ceux qui exagèrent par de « monstrueuses hyperboles » (ibid, p. ii) l’étendue de la destruction produite par les Communards. Il rajoute que l’on croyait au pire d’après les rapports répandus de bouche à oreille et même dans les journaux. Mais l’exception parisienne se bâtit autour d’une vision historique qui place Paris en tête de file des villes modernes. « Patrimoine du monde » (ibid, p. ii), Paris s’élève sur le piédestal des capitales civilisatrices de l’occident. Ainsi, la ruine de Paris est non seulement un « chapitre » des plus « grands et douloureux » des annales nationales, c’est avant tout un « spectacle unique dans l’histoire », une histoire « qui n’a pas encore eu sa pareille » (ibid, p. ii). Or, il s’agit d’une problématique historiographique : « L’histoire n’avait rien encore enregistré de pareil au bombardement d’une ville comme Paris » (ibid, p. iii). Entre autres, la temporalité des événements pose problème, même pour le discours journalistique, pourtant né de la modernité, à suivre la succession ahurissante des faits : « les événements se pressaient avec une rapidité si prodigieuse que le journal avait peine à les fixer au passage. Chaque jour valait une année, et chaque semaine un siècle » (ibid, p. I.1). Pour Fournel Paris fait exception aussi dans la perspective morale, la violence faite contre Paris servant de leçon contre l’athéisme et le matérialisme (quoique attribués aux « bas-fonds » plus qu’à la bourgeoisie). Selon lui, Dieu aurait choisi la France pour annoncer son amertume contre le cynisme semé par 1793. Dans le même ordre d’idées que Volney, Fournel espère éclaircir de « grandes leçons…sur la fragilité de la gloire et le néant de la prospérité » (ibid, p. i). Paris est unique au monde, aussi bien dans sa splendeur que dans sa ruine.

            Fournel ne manque pas de mots pour condamner la Commune, dont la « rage de tout détruire » (Paris et ses ruines, p. II.2), de « faire disparaître Paris » (ibid, p. vi) est impardonnable. Comment sont les « Communeux » au gouvernement durant les 73 jours de « ce règne de la boue et du sang » (ibid, p. v) qu’est la Commune ? Rien que des « drôles », « pillards » et « assassins » (v) — une « grande armée du vice universel et des goujats cosmopolites » (ibid, p. vi). Fournel s’en prend au « vandalisme » de ces « bêtes fauves acculées » (ibid, p. 9) dont la « fièvre » insensée pour la lutte violente mena à la « contagion révolutionnaire ». L’auteur prolifère, comme tant d’autres, le mythes des pétroleuses et des enfants criminels et exagère le nombre de « fuséens » de plusieurs milliers. Néanmoins, Fournel s’en prend également à bien d’autres qui ont failli laisser perdre le Paris qu’il aime et dont il ne cesse d’écrire les éloges. En premier lieu, contre ces « voltigeurs d’un matérialisme abject » (ibid, p. vi) des bas-fonds parisiens en pleine floraison dans la littérature de l’époque : « La royauté de la borne et du ruisseau, l’éruption de la boue, l’explosion d’un volcan d’ordures…la lie la plus hideuse remontant de toutes parts à la surface, Paris devenu la succursale de Belleville » (ibid, p. v). En deuxième lieu, Fournel prend à partie ces « professeurs de révolution » sortis de « la démagogie parisienne » qui ont provoqué les Communards pour ensuite battre la retraite par peur de leurs créations destructrices. Sans arrière-pensée sur sa propre stratégie médiatique, il mêle aux médias : « des chansons dégoûtantes, des caricatures immondes, des brochures ordurières, de petits journaux hideux où des malfaiteurs intellectuels distribuaient leur poison au peuple pour un sou ; où des professeurs de guerre civile et d’anarchie démoralisaient et dépravaient à plaisir l’esprit de la multitude… [et] attisaient la flamme, exploitaient les colères et poussaient à la catastrophe » (ibid, p. v). Enfin, Fournel s’attaque à ces « bons bourgeois » parisiens qui ont détourné les yeux devant la destruction de la capitale, ceux qui se sont payé l’« orgie de vingt ans » conditionnée par le Second Empire.

Pour revenir au projet visuel du texte, Fournel se fie à la lithographie. C’est un choix important. La photographie, la gravure (même à presse), la caricature, la lithographie, plus peut-être dans l’immédiat que la peinture ou la sculpture (qui ont largement choisi la voie de l’allégorie), forment un « système des objets de la Commune » à reproduction mécanique et rapide, pour reprendre la formule de Bertrand Tillier : « Parce qu’il s’agissait enfin d’images mécaniques, le statut de l’œuvre d’art unique était abandonné au profit de l’image multiple et multipliée » (La Commune de Paris, p. 62). Les gravures chez Bell, par exemple, profitent des procédés artistiques en relief pour présenter, par le biais de traits gravés convenables à la matérialité de la désagrégation, les monuments en ruines et dont la vue d’ensemble est de la désolation. En plus, des milliers de photographies se sont approprié une valeur indicielle car elles étaient prises sur les lieux après les événements, tout en nourrissant « l'illusion ou la fiction d’un Paris détruit, qui naît alors dans les regards et les imaginaires » (Tillier, ibid., p. 65). À la différence de la gravure et de la photographie, l’apocalypse imagée de Fournel se base sur le moment de la destruction, profitant de la couleur lithographique pour dépeindre, dans la plupart des planches, les confrontations entre Communards et Versaillais. L’événement sort dans toute son intensité du feu et du sang grâce au procédé chromatique qui déploie une riche palette de tons fauves. De ce point de vue, sur le plan de la communication visuelle, Paris et ses ruines prend le parti du journaliste sur le terrain, car l’image attire le regard sur la destruction (comme processus) plutôt que sur la ruine (comme produit). En effet, il n’y a à proprement parler qu’une seule image de ruine — celle du Grenier d’abondance (dont Fournel fait grand cas — l’objet architectural, d’une extrême banalité due à son utilité — devient beau grâce à l’effet visuel des perspectives ouvertes des couloirs et du toit effondré, donc au fait d’être ruiné) — tandis que les autres valorisent le paroxysme des combats et des sinistres. Le plus spectaculaire, ce sont les vues d’ensemble, tel le plan panoramique des « Quais de Paris » (Sabatier et Adam) et les symboles du pouvoir impérial et religieux en flammes, tels le Palais des Tuileries (Sabatier et J. Gaildrau) et la Sainte Chapelle (Sabatier et Adam).[3]

Le choix de l’image lithographique relie ainsi harmonieusement Paris et ses ruines aux ouvrages précédents sur Paris et sa splendeur, mais une brèche s’ouvre parfois dans le livre de Fournel entre l’image et le texte, ce dernier retombant par moments dans des rêveries ruinistes dans la description phénoménologique des ruines (voir la dernière section, « Promenade à travers les ruines », qui trace les lieux des édifices incendiés rue par rue). Fournel se rend sur les décombres des Tuileries « à la pâle clarté de la lune… », comme s’il s’agissait de chercher les meilleures conditions d’une expérience extatique. Et en parlant de l’Hôtel de Ville : « Devant ce spectacle, dont la physionomie pittoresque atteint à l’accent dramatique, on se surprend dans une admiration dont on rougit comme d’un crime » (ibid., p. II.2). D’autre part, Fournel surprend en proposant d’ « entourer ces ruines d’une grille et [de] les conserver au centre de Paris comme un témoignage des crimes et des folies de la Révolution » (ibid., p. II.2), une forme très moderne de commémoration. C’est une occasion pour déployer toute son éloquence, à reprendre son point de repère préféré Shakespeare : « Quel tableau ! un brasier de six lieues de tour !....énorme fournaise…des volcans…bandes de démons courant, la torche à la main [des pétroleurs]… C’était un tableau de l’Enfer de Dante. Drame effroyable, sinistre, gigantesque, dont la plume même de Shakespeare n’eût pu rendre la terrible grandeur, et d’où se dégageait un caractère surnaturel ! » (ibid., p. vii). Bref, une occasion pour prôner une esthétique de ruines produites par les Communards tout en en dénonçant les actes criminels.

            Fournel commence et termine son texte par une politique de la restauration, le parsemant d’appels à une reconstruction à la hauteur de la splendeur du passé. Il parle de « relever les ruines », de « faire renaître l’ordre, la sécurité, le travail », et de « réparer les désastres de deux sièges » (ibid., p. vii). Déjà en 1872 bon nombre des lieux incendiés sont en reconstruction, ce qui mène l’auteur à s’émerveiller de la « rapidité de leur résurrection (ibid.,, p. viii). En ressuscitant, dit-il, Paris gardera le souvenir du tombeau.

 Daryl Lee

 

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Illustrations :

 

1.      Planche lithographique / (face à la page de titre ornée d’une gravure de Delahaye) de Sabatier & d’Adam : Les quais de Paris vus depuis la Seine, Le Louvre (à gauche), Notre-Dame (au centre), le Palais d’Orsay (à droite)

 

1e partie

2.      lith., p. 4-5 : Square des Buttes-Chaumont ; Ph. Benoist & F. Benoist

3.      lith., p. 8-9 : Eglise St-Laurent Ph. Benoist

4.      lith., p. 10-11 : Nouvelle Église de la Trinité ; Ph. Benoist

5.      lith., p. 12-13 : Nouveau Pavillon de Flore ; Ph. Benoist

6.      lith., p. 12-13 : Grande Salle des Antiques/Musée du Louvre ; Ph. Benoist

7.      lith., p. 14-15 : Le Nouvel Opéra ; Ph. Benoist

8.      lith., p. 16-17 : Exposition universelle de 1867 ; Ph. Benoist, Sabatier et Adam

 

2e partie

9.      lith., p. 2-3 : Hôtel de Ville ; Sabatier & Adam

10.  lith., p. 8-9 : Hôtel de Ville, Grande Salle des Fêtes ; Sabatier & Bachelier

11.  lith., p. 10-11 : Palais des Tuileries ; Sabatier & J. Gaildrau

12.  lith., p. 24-25 : La Sainte Chapelle ; Sabatier & Adam

13.  lith., p. 26-27 : Le Palais Royal ; Sabatier & Adam

14.  lith., p. 36-36 : Ministère des Finances ; Sabatier

15.  lith., p. 44-45 : Colonne de la place Vendôme ; Sabatier & Adam

16.  lith., p. 52-53 : Grenier d’Abondance ; Sabatier (rather gray, deep Brown, muted hues)

17.  lith., p. 52-53 : Docks de la Villette ; Sabatier & Adam

18.  lith., p. 64-65 : Massacre des Otages ; Jules David

19.  lith., p. 74-75 : Rue de Rivoli ; Sabatier & J. Gaildrau

20.  lith., p. 82-83 : Château de St Cloud(prussiens) ; Sabatier & Adam

 

 

Petite Bibliographie

Caron, Jean-Claude. Les feux de la discorde : conflits et incendies dans la France du XIXe siècle. Paris, Hachette, « Littératures », 2006.

Fournier, Eric. Paris en ruines. Du Paris haussmannien au Paris communard. Paris, Imago, 2008.

Tillier, Bertrand. La Commune de Paris. Révolution sans images ? Paris, Champ Vallon, « Époques », 2004.

 

 



[1] En 1874, Fournel publie Rome Capitale, impressions d’un chroniqueur (Douniol)—d’où tirait-il le goût des capitales en ruines ?

[2] « Tout en gardant la plus large part de ce travail à la description méthodique et complète de tous les ravages produits dans Paris par le siège et surtout part la Commune, en y rattachant directement, dans chaque chapitre, l’histoire récente de chacun des édifices ou des établissements dont les coups qu’ils ont subis nous condamneront à parler, nous tracerons, dans une partie préliminaire, destinée à servir de transition entre les splendeurs et les ruines de Paris, et qui fera mieux ressortir encore les unes par les autres, le tableau de l’Exposition universelle et le résumé rapide des travaux entrepris depuis dix ans » (Paris et ses ruines, p. viii).

[3] Jean-Claude Caron apprécie la lithographie de Sabatier et Adam de la Sainte Chapelle, « entourée des flammes qui assaillent le Palais de justice, se découp[ant] sur une trouée de lumière céleste et divine tout à la fois », p. 90.