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Fabriquer le sexe, éduquer le genre.

 

Partie 2 : Les « scientifiques du genre »*

 

Par Eva Rodriguez - BIOSEX

 

 

Différentiation sexuelle

 

Au début des années 1950, l'équipe de Lawson Wilkins (1894-1963) travaille à l'hôpital Johns Hopkins de Baltimore (Maryland) sur les enfants intersexes. Wilkins, un des fondateurs de l'endocrinologie pédiatrique et grand spécialiste d'alors de l'  « hermaphrodisme »[i] est convaincu, suite aux travaux de son collègue, l'embryologiste Alfred Jost (1916-1991), que ce qui détermine le sexe d'un nourrisson doit provenir des hormones pré-natales.

Depuis les années 1920-30, l'endocrinologie, (l'étude des sécrétions hormonales) comme discipline affirmée, semblait offrir l'espoir de trouver définitivement les mécanismes de différentiation sexuelle, de production des comportements sexuels et de l'orientation sexuelle pour des scientifiques en quête de nouvelles théories. (Voir Partie 1 - Sexuer les hormones) .

A la fin des années 1940, Jost vient de mettre au point une technique qui lui permet d'étudier, d'une part les effets d' hormones injectées sur des foetus de mammifères, et d'autres part de castrer et/ou réimplanter des gonades (testicules ou ovaires) à des foetus in utero, ce qu'il expérimente sur des lapins. Ces  prouesses  techniques lui valent la reconnaissance de ses pairs et, alors qu'il est encore très jeune, Wilkins le fera appeler à Baltimore pour travailler avec lui sur les intersexes. Jost avance alors l'idée que ce qui détermine finalement le sexe pendant le stade embryonnaire, c'est l'exposition aux androgènes. L'embryon serait ainsi féminin par défaut et ne deviendrait masculin que sous l'action de la testostérone, si celle-ci est produite en quantité suffisante par les testicules. Pour Jost, « Il est clair que pendant le développement le foetus des mammifères et de l'homme a une tendance inhérente vers la féminité. Pour devenir mâle , il faut réprimer cette tendance féminine et imposer la masculinité ». « En fait au cours du développement , devenir un mâle est une lutte de tous les instants » (Jost, 1978 : 87-88).

Depuis 1979, c'est le gène SRY, situé sur le chromosome Y qui est considéré comme responsable de la « détermination du sexe » en amont. Il serait à l'origine de la transformation de la gonade indifférenciée en testicules, les empêchant de devenir des ovaires par défaut. Les testicules, à travers la sécrétion d'AMH (Anti-Müllerian Hormone) puis de testostérone, prendraient le relais et permettraient la régression des canaux de Müller, stabiliseraient les canaux de Wolff et entraîneraient le développement d'un phénotype mâle. L'idée reste la même, la différentiation des gonades ou la « détermination du sexe » est toujours la « détermination du sexe mâle » (Wiels, 2001).

Wilkins reprend ainsi les conclusions de Jost à propos des mammifères et les applique spécifiquement aux humains. Avec cette approche de la différentiation sexuelle, l'intersexualité sera appréhendée comme un stade arrêté de l'évolution normale du foetus. Ainsi, dans la clinique des intersexes dont John Money (1921-2006) qui rejoint l'équipe de Wilkins au début des années 1950, deviendra le principal instigateur, les nourrissons présentant une ambiguïté sexuelle à la naissance seront plus souvent ré-assignés en fille car « exprimé en termes moins techniques, on peut déduire de l'anatomie embryonnaire qu'il est plus facile pour la nature de produire une femelle qu'un mâle. La norme générale embryonnaire et foetale est que pour produire un mâle, il faut rajouter quelque chose. C'est très possible que le même paradigme puisse s'appliquer également à la différenciation de l'identité de genre, même s'il n'existe encore aucune preuve concluante sur cette hypothèse » (Money and Ehrhardt, 1972 : 146).

 Par ailleurs, ces théories alimenteront l'hypothèse que la transsexualité viendrait d'une mauvaise exposition aux hormones, qui auraient imprégnées le cerveau d'informations erronées.

 

Changements de sexe

 

Depuis la fin du XIXe siècle, la sexualité qui est passée du rang de simple pratique, au rang de fondement même de l'identité d'un individu, est devenu un objet d'étude pour les scientifiques et les médecins. Le discours médical et psychiatrique commence alors à élaborer des classifications soigneuses, non plus des pratiques sexuelles « contre nature », mais des identités sexuelles pathologiques, d'individus regroupés par catégories nosographiques. On ne juge plus seulement un acte, mais on caractérise des personnalités pathologiques. Ce n'est plus une pratique que l'on condamne et l'on réprime ou punit, mais un sujet que l'on diagnostique, décortique, un sujet imprégné de sexuel que l'on désigne comme malade (Foucault, 1976). C'est donc toute une série de pathologies qui vont être dessinées. Elles furent placées sur  un continuum, dans  lequel le « transsexualisme », qui apparaît comme une entité nosographique dans les années 1950, ou le fait d'avoir le sentiment d'appartenir au sexe opposé, était la forme la plus aboutie et la plus extrême d'une forme de pathologie psychique qui avait pour problématique centrale l'idée du passage d'un sexe à l'autre, l'idée de transgresser les normes, les rôles, les formes de désirs, les comportements attendus et associés à son sexe.

Dans les Etats-Unis d'après Guerre, la période est marquée par le triste épisode de la « chasse aux sorcières » qu'orchestra le sénateur Mccarthy. La famille nucléaire blanche, de classe moyenne, fondée sur les liens du sang et du mariage hétérosexuel, produit de la société capitaliste et des nouveaux modes de consommation, doit devenir un des piliers de la nation états-unienne. En pleine Guerre froide, en plus de la persécution quasi systématique des « reds », les « pervers sexuels » sont traqués, accusés d'être à la solde de Moscou, de porter atteinte à la sécurité nationale et de miner le modèle familial. La répartition des tâches et la distribution des rôles entre hommes et femmes, soigneusement ordonnées, sont également mises en péril. On pointe du doigt les femmes qui quittent leurs foyers pour rejoindre les bancs des universités, à qui l'on reproche de troubler l'ordre familial. On s'inquiète pour la virilité des hommes, surtout celle des « cols blancs », dont les professions les obligent à rester statiques, derrière leurs bureaux, et exposés au stress toute la journée (Fausto-Sterling, 2000 : 198).

C'est l'époque des enquêtes monumentales sur la sexualité, dont les plus célèbres furent certainement celles d'Alfred Kinsey (1894-1956). L'Etat Américain alloue alors de nombreuses subventions, et les fondations privées financent largement ces grandes enquêtes. C'est la fondation Rockfeller qui finança dans un premier temps les travaux du Dr Kinsey sur la sexualité, lesquels firent grand bruit en révélant, par exemple, que la masturbation, l'homosexualité ou les rapports sexuels hors mariage étaient des pratiques beaucoup plus répandues que ce que l'on croyait.

On assiste également pour la première fois à la médiatisation d'un « cas de changement de sexe ». En 1952, les Docteurs  Christian Hamburger, Georg K. Stürup et E. Dahl Iversen opèrent avec succès Christine Jorgensen au Danemark qui devient une femme. Cette opération est loin d'être la première, mais elle sera très largement médiatisée. Aux Etats-Unis, le sexologue et endocrinologue, Harry Benjamin (1885-1986), s'empare immédiatement du cas et fait du « transsexualisme » une catégorie nosographique à part entière, isolée et distincte de l'homosexualité ou du travestisme.

 Avant lui, il s'agissait d' une entité nosographique floue : tour à tour, les inverti-e-s, homosexue-le-s, hermaphrodites, travesti-e-s, étaient classé-e-s comme des individu-e-s changeant de sexe bon gré mal gré. C'est lui qui ajoute le deuxième "s" créant le mot de trans-sexualism dans son article intitulé « Travestism and transsexualism » dans la revue International Journal of sexology, en 1953, où il soutient que les deux notions se trouvent sur le même continuum.[ii] Jusqu'alors toute personne ne se conformant pas à la norme sexuelle, aux pratiques sexuelles hétérosexuelles, pouvait être diagnostiquée comme étant un-e « hermaphrodite psychique », « inverti-e », « intermédiaire », « homosexuel-le », « éonoiste », « transvesti-e », « uraniste », etc...

Par ailleurs, depuis le début du XXe siècle, des vaginoplasties ont été expérimentées, et les premières tentatives de phalloplasties sont réalisées à la fin des années 1910, notamment par le célèbre chirurgien britanique,  Harold Gillies, « père » de la chirurgie plastique. Mais c'est surtout pendant et après les deux Guerres Mondiales, que se développent de nouvelles techniques de chirurgie plastique, misent au service des corps et des organes mutilés.

Associées à des traitements hormonaux, des opérations chirurgicales sur les organes sexuels permirent alors, dès les années cinquante, de modifier et/ou de fabriquer littéralement des corps sexués, dans les cas d'intersexualité, mais également dans le cas des personnes transsexuel-le-s souhaitant modifier leurs corps.

Suite à l'énorme écho de la réussite de l'opération de Jorgensen, Benjamin devient le principal instigateur des opérations hormono-chirurgicales comme « traitement » efficace, dans ces cas où des personnes ne se sentent pas appartenir au sexe qu'on leur a assigné à la naissance.

Benjamin trouve que la réussite de Christine Jorgensen en femme est totale et les différentes tentatives de traitements thérapeutiques semblent ne rien pouvoir modifier au désir de changer de sexe. Affirmant que le devoir du médecin est de guérir ses patient-e-s  qui, en l'occurrence, souffrent de ne pas être perçu-e-s par les autres comme étant à part entière un membre du sexe opposé, ce « traitement » par opération hormono-chirurgicale lui semble être le plus adapté. D'autre part, il relève que les sujets ont un profil psychologique étonnamment stable, surtout si l'on accède à leur demande de changement de sexe. Cependant, ces personnes présentent un trouble de l'identité qu'il trouve étrange, et héritier de la tradition théorique d'Hirshfeld et Steinach (voir partie 1), il n'exclut pas d'y trouver des causes d'ordre biologique. Il s'agit pour lui d'une « condition innée sans être héréditaire » (Califia, 2003 : 30), bien qu'il assumera ne pas comprendre grand chose  à l'étiologie de la transsexualité (Califia, 2003).

En France, les médecins regardent tout cela avec horreur. On peut lire par exemple, sous la plume du médecin André Plichet, dans le compte rendu qu'il fait d'une étude pionnière réalisée aux Etats-Unis à propos de la « psychologie des hommes cherchant à obtenir chirurgicalement la transformation de leur sexe » (Worden and Marsh, 1955) : « Pour expliquer la diffusion de cette perversion sexuelle, peut être faut-il incriminer non seulement certains facteurs psychologiques propres à ce pays et peut être plus encore les faits sociaux. En effet dans cette civilisation où les femmes jouent un rôle de premier plan, sorte d'amazones ayant soumis les mâles à leur dévotion pour qu'ils gagnent l'argent qu'elles sauront dépenser, ceux ci ont abdiqués l'orgueil et les satisfactions de leur sexe. » (Plichet, 1955 :1245). Il explique par ailleurs que, si l'on en croit les enquêtes de Kinsey, l'homosexualité semble être une pratique fort répandu chez les Américains, et il semblerait s'étonner que le même type d'études puissent conclure aux mêmes résultats en France.

Aux Etats-Unis, compte tenu de la menace qu'est censée représenter l'homosexualité, le rôle de l'éducation et de l'environnement social et familial acquièrent une place de plus en plus importante, et l'on incite vivement les pères à se mêler de l'éducation de leurs enfants (Fausto-Sterling, 2000). On surveille de très près tout ce qui a trait au développement du comportement sexuel des enfants. L'influence du milieu social devient alors un facteur important, et le behaviorisme a de beaux jours devant lui. « Au fur et à mesure que leur autorité s'intensifie, les psychiatres et psychologues se tournent de plus en plus vers des explications environnementales des conditions mentales, de la même façon que les scientifiques sociaux rejettent de plus en plus les explications biologiques des différences observées entre groupes ethniques, races, genres et classes sociales» (Meyerowitz, 2002 : 105). Les conséquences des théories biologisantes, associées aux atrocités commises durant la seconde guerre mondiale, étaient trop présentes dans les esprits.

Dans les hôpitaux d'alors, on cherche, de plus en plus, à comprendre comment fonctionne psychiquement les comportements et quels sont les déterminants imputables à l'éducation ou à l'environnement social.

 

Lire la suite de la partie 2 : page 2, page 3.

 

Bibliographie

 

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* L'expression est empruntée à Pat Califia dans, Califia, Pat. 2003. Le mouvement transgenre: changer de sexe. Paris, Epel.


[i] « Hermaphrodite » est le mot consacré à l'époque pour désigner les personnes dont le sexe ne pourrait être clairement identifié comme mâle ou femelle. Les personnes concernées préférant s'appeler intersexes, nous mettrons systématiquement des guillemets à « hermaphrodit-ism-e » ainsi qu' à « intersexuel-s » qui revient souvent dans la littérature médicale.

 

[ii] C'est  dans le travail de David O. Caudwell en 1949, dans un article intitulé "psychopatia transsexualis" non sans référence à la fameuse "psychopathia sexualis" de Krafft-Ebing, qu'on la retrouve officiellement pour la première fois. Cauldwell, David O. 1949. "Psychopathia transexualis", Sexology, 16: 274-280