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SUITE de la Partie 2 : « Les scientifiques du genre ».

 

Naissance du genre

 

Le sexologue John Money, qui vient de terminer sa thèse intitulée « Hermaphroditism : An Inquiry into the Nature of a Human Paradox », s'intéresse plus particulièrement, dans une perspective behavioriste, au « sexe psychologique ». L'intérêt qu'il porte aux « hermaphrodites » doit lui servir à comprendre comment fonctionne le développement « normal » du sexe psychologique. « Richard Green[iii] l'a souligné, avec Money, il s'agissait d'explorer « par la méthode pathologique » rien moins que la « nature humaine » (Castel, 2003 : 64). 

Il n'est certainement pas motivé par la compréhension de l'intersexualité, ni préoccupé par les vies de ces dernièr-e-s. Il s'agit, à travers l'étude des ces « erreurs de la nature », d'établir comment l'on devient normalement un garçon ou une fille qui se conforme aux stéréotypes associés au sexe (ré)-assigné. A partir de ces cas « pathologiques », l'objectif est à terme de fonder une théorie qui explique et renforce la norme.

C'est à lui que l'on doit l'invention d'un concept clef, le « gender » qui sera ensuite largement repris, décontextualisé, transformé et ressignifié par les féministes pour devenir un outil d'analyse critique. Mais pour le moment, loin d'être un concept féministe, gender sera plutôt synonyme de « sexe psychologique » en même temps qu'il désigne « la possibilité d'utiliser la technologie pour modifier le corps selon un idéal régulateur pré-existant de ce qu'un corps humain (masculin ou féminin) doit être » (Preciado, 2005 : 67).

A partir de 1955, Money commence à utiliser le concept de gender, «qu'il dit avoir reçu de Evelyn Hooker, après l'idée de "rôle" appliquée à la différence des sexes par Talcott Parsons »[iv], qui fut son professeur au département de relations sociales à Harvard.

Dans un article publié en 1957 avec John et Joan Hampson, après une étude sur 105 « patients hermaphrodites », dans le cas des nourrissons intersexes présentant une ambiguïté sexuelle, il dira que ce qui prime dans le développement de l'identité sexuée, c'est son « sexe de socialisation » ou « sexe d'élevage » (rearing). « Le sexe d'assignation et d'élevage est de façon substantielle et avec évidence un signe prédictif plus fiable du rôle de genre et de l'orientation d'un hermaphrodite que ne le sont le sexe chromosomal, le sexe gonadique, le sexe hormonal, la morphologie accessoire des organes reproducteurs internes ou la morphologie ambiguë des organes génitaux externes» (Money, Hampson and Hampson, 1957 : 333)

Pour Money, le « sexe d'élevage » prime sur le sexe biologique. Ce dernier pourra donc et devra être (re)construit hormonalement et chirurgicalement pour qu'en apparence tout concorde. Ainsi, déterminer ou orienter le genre doit permettre d' assigner un sexe biologique aux nourrissons intersexes.

D'un côté, en suivant Jost et Wilkins, Money considère que le développement du sexe des individus « hermaphrodites » n'a pas fonctionné correctement, d'un autre côté, il pense que le sexe est malléable à souhait, contrairement au genre qui ne peut être modifié que très tôt dans l'enfance. Passé dix-huit mois, le genre est fixé définitivement et devient inchangeable. Il préconise par conséquent dans le cas des nourrissons intersexes d'opérer le plus tôt possible.

Bien que les théories de Money aient toujours rencontré de vives oppositions de la part des partisans du primat biologique[v], l'antécédence du genre sur le sexe demeure le paradigme en vigueur pour « traiter » les nourrissons intersexes, à condition de tout mettre en oeuvre pour que l'imprinting (qu'il emprunte à Konrad Lorenz) du rôle de genre fonctionne.

Finalement, le sexe n'est plus ce qui prime, il devient malléable. L'objectif est d'avoir un rôle de genre conforme aux standards et aux normes sociales et c'est l'éducation qui l'emporte sur le biologique, le sexe pouvant être (re)construit. L'objectif à atteindre est bien de normaliser des corps en fonction d'une attente sociale pré-définie dans des termes médicaux. Loin de venir remettre en cause la binarité du sexe, le genre permet désormais de la réinscrire dans les corps avec l'aide de tout ce que permettent les nouveaux instruments médico-chirurgicaux. Il devient un instrument de normalisation des corps et des comportements. Il devient un outil qui sert à assigner et fabriquer chirurgicalement, hormonalement et psychiquement un sexe masculin ou féminin, à normaliser l'ensemble de ces corps dont la sexuation aurait échoué ou ceux dont l'identité, si elle n'est pas construite et stabilisée comme masculine ou féminine, sera considérée comme pathologique.

 

Rôles masculins, rôles féminins

 

Le concept sera rapidement  adopté par le monde médical et, comme le souligne Léon Kreisler (1912-2008) en 1970 dans son mémoire clinique sur «  les états intersexuels », l'idée n'est pas tout à fait neuve. [vi] On peut ainsi par exemple se reporter en 1955 à l'article d'Anne-Marie Rocheblave-Spenle « Rôles masculins et rôles féminins dans les états intersexuels » (Rocheblave-Spenle, 1955) dans lequel elle s'intéresse aux facteurs psycho-sociaux complexes qui déterminent les « rôles de l'homme et de la femme » [vii]. Elle ne remet pas en question l'influence des hormones sexuelles sur les caractères sexuels et les  comportements sexuels, mais elle met l'accent sur les études qui montrent que l'action de ces mêmes hormones ne peut en aucun cas être isolée des « incitations de l'environnement ». A partir des récentes théories sur le  comportement animal, elle insiste sur les conclusions qui tendent à montrer que le fonctionnement de l'organisme ne peut être dissocié des conditions extérieures ou « psycho-social chez l'homme ».

Si les études à propos des sujets intersexuels ont longtemps négligées les aspects psycho-sociaux de l'identification sexuelle des sujets, elle note cependant un regain d'intérêt pour l'étude psychologique des sujets depuis un peu plus d'une dizaine d'années.

Son article ne contient que trois observations directes et conclut à un état immature chez les sujets intersexuels, état qu'elle considère être une défense contre un conflit entre deux rôles. Cependant, tout comme John Money à la même période, elle privilégie les facteurs psycho-sociaux plutôt que les facteurs biologiques pour expliquer la formation des comportements et des orientations sexuelles. Elle passe ainsi en revue les nombreux travaux qui en attestent  : Gregorio Maranon, Samuel Pozzi, Alexander P. Cawardias, William Bleir Bell, Albert Ellis, Marc Klein et bien d'autres.

Si les travaux de Money bénéficient donc d'une pareille reconnaissance, cela est probablement dû à ses méthodes d'études statistiques qui sont basées sur des échantillons considérables. D'autre part, la standardisation des grilles d'examens et d'analyses lui fournissent des gages de fiabilités observationnelles, que seule la psychologie scientifique du type qu'il pratique est à même d'offrir. Comme le corrobore Kreisler, « on entre alors dans une nouvelle période de l'étude psychologique des ambigus. Elle fut surtout marquée par les travaux de J. Money, J.G et J.L Hampson, psychiatres de l'équipe de Wilkins dont les publications paraissent à partir de 1955. A vrai dire, des études antérieures avaient déjà démontré un fait essentiel, à savoir l'absence possible de parallélisme entre le sexe somatique et le sexe psychologique. Mais ils s'avèrent décisif par l'abondance du matériel personnellement étudié (76 cas), par la rigueur scientifique, par une approche plus précise de la psychosexualité et par des conclusions pratiques quant aux choix de l'assignation sexuelle de l'ambigu » (Kreisler, 1970 : 20).

Money utilise une méthode qui s'appuie sur l'étude « de paires », c'est-à-dire qu'il compare à chaque fois le développement de deux «hermaphrodites» aux conditions biologiques identiques, dont l'un-e a été ou sera élevé-e en garçon et l'autre en fille. Il établit que c'est l'environnement social et l'éducation qui priment sur les facteurs biologiques. Cependant, il n'écarte jamais totalement l'hypothèse d'une force biologique sous-jacente (notamment l'influence des hormones et/ou de l'imprégnation du cerveau in utéro). Ainsi, les cas étudiés dont les facteurs sociaux s'avèrent être déterminants pour l'identification de l'enfant à un sexe confirment sa théorie. Mais ceux, (moins nombreux d'après ses études) pour lesquels l'élevage dans un genre contraire au sexe biologique échouent, confirment qu'il y a malgré tout, peut-être, bien que moins prégnante et non exclusive, une force biologique encore inexplorée. Dans n'importe quel cas, sa théorie est confirmée. Cette force biologique, nous l'aurons compris, est supposée avoir son origine du côté des hormones prénatales.

Si l'embryologiste Jost,  pour résumer les résultats de ses recherches à propos des processus de sexuation intra-utérins, affirmait que le foetus était par défaut féminin, tandis que le masculin était le résultat d'une évolution foetale plus complexe (voir partie 2 page 1) , Money appellera cela « par aphorisme : le principe d'Adam et Eve. (...) car la priorité de la nature est de différencier tout embryon viable en Eve. Pour différencier Adam, il faut quelque chose d'autre » (Money, 1976 : 225). Money émet à ce propos une hypothèse assez répandue : il doit sûrement exister ce qu'il appelle (dans cet article) une insuffisance du « principe d'Adam » chez les personnes transsexuelles (homme vers femme). Même si le « principe d'Adam » ne serait pas le seul facteur déterminant car il faut prendre également en compte les facteurs postnataux dans la constitution de ce qu'il appellera l'identité de genre : cela devrait finir par être une hypothèse vérifiée. Du moins il l'espère, et pour cela, il s'appuie sur les études de cas qu'il a largement étudié à propos des enfants intersexes présentant « un syndrome surrénogénital » (ou « un excès du principe d'Adam »), c'est-à-dire des foetus au développement féminin dont les hormones corticosurrénaliennes ont produit en « excès » des androgènes, ayant eu pour effet de masculiniser les organes génitaux externes des nouveaux-nés.

Très rapidement, le concept de genre forgé par les sexologues, psychiatres et psychologues, dans le cadre de la clinique pédo-psychiatrique des intersexes, va passer dans le langage courant. Dès 1962, « La nouvelle édition du Oxford English Dictionary précise que "sex" et "gender" ne sont plus équivalents, mais que "gender" accentue la dimension sociale et culturelle, par opposition à la définition biologique » (Castel, 2003 : 480).

Il est intéressant de souligner qu'aux Etats-Unis les scientifiques et médecins ont tout de suite adopté le concept de genre, tandis qu' en France, l'usage du concept de genre a eu plus de mal à passer face à des termes privilégiés comme identité sexuelle ou psychosexuelle. Chez les psychiatres, ces réticences se comprennent aisément par la place importante qu'occupe la psychanalyse en France, qui n'a pas d'équivalent aux Etat-Unis. Il semblerait que les psychiatres français, peut être plus proches des théories psychanalytiques et de leurs méthodes, privilégient les entretiens longs et détaillés (même en nombre restreints)  et préfèrent fouiller l'inconscient, l'histoire individuelle et subjective, plutôt que de trop élargir leur vues à l'environnement social. Le concept de genre, qu'ils n'utilisent jamais durant ces mêmes années (années cinquante et soixante), ne semble pas trouver de place dans la clinique française des transsexuel-le-s et intersexes, paraissant soit trop réducteur soit trop globalisant pour expliquer les mécanismes de l'identité sexuelle et peut être, trop « américain » dans son contexte. En revanche, aux Etats-Unis, la quête de résultats spectaculaires, systématiques et généralisables va pousser Money à se livrer à des expériences toujours plus nombreuses, toujours plus extravagantes, au mépris des règles de  déontologie médicale et du respect de la personne. Son rôle dans l'histoire de David Reimer, plus connu sous le nom médiatique de John/Joan (en hommage à ses collègues  John et Joan Hampson) témoigne du peu de cas qu'il faisait des sujets qu'il avait en face.

David Reimer et son frère jumeau avaient subi à l'âge de 7 mois une circoncision qui tourna mal pour le premier, le chirurgien ayant entièrement brûlé son pénis qui se nécrosa et tomba. Money proposa alors aux parents qui lui avaient été adressés par un collègue, et qui se trouvaient quelques peu déboussolés, de le réassigner en fille, leur assurant que cela fonctionnerait. Il cherchait à réaliser une expérience inédite : transformer un petit garçon « totalement mâle » en petite fille. Dans ce cas, il pourrait en plus comparer son évolution à son frère jumeau monozygote, selon sa méthode de comparaison de « paire ». Il en fit un cas paradigmatique de réussite, relatant ici ou là le succès de la transformation de ce petit garçon en petite fille. « Sa mère nous a signalé qu'à cinq ans elle avait demandé en priorité des poupées et un landau pour Noël. A la différence de son frère, elle est propre et charmante, se trouve souvent de nouvelles coiffures pour ses longs cheveux et aime bien aider à la cuisine » (Money et Tucker, 1977 : 91). Il s'avère pourtant que David Reimer n'accepta jamais son identité de fille. Il reprit plus tard une identité d'homme, après avoir eu connaissance de son histoire qu'on lui avait soigneusement cachée, pendant de longues années. [viii] Le fait que les patient-e-s n'aient pas accès à leurs dossiers médicaux était et demeure une situation courante, cela fait partie des « protocoles » pour s'assurer que l'imprinting du genre fonctionne dans les cas d'intersexualité.

 

Lire la suite de la partie 2 : page 3.

 

Bibliographie

 

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[iii] Collègue de Money et co-auteur avec lui de nombreux articles . Voir Par exemple : Money, John and Richard Green (eds). 1969. Transsexualism and sex reassignment. Baltimore, MD: Johns Hopkins Press .

 

[iv] La référence à Evelynn Hooker est mentionnée dans la chronologie  bibliographique sur le "transsexualisme" de Pierre Henri Castel, http://pierrehenri.castel.free.fr/

 

[v] Voir les controverses qui l'opposèrent à Bernard Zucker ou Milton Diamond dans Fausto-Sterling, Anne. 2000. Sexing the Body: Gender Politics and the Construction of Sexuality. New York, Basic Books.

 

[vi] Alice Domurat Dreger attribue à William Blair Bell, spécialistes britanniques des intersexes, en 1915, le premier usage de la notion médicale de gender distinguée de celle de sexe. (Castel, 2003. 62. )

 

[vii] A ce propos, elle cite les travaux de l'anthropologue Margaret Mead sur les "rôles de sexe" qui, soulignons le, jouissent rapidement d'un accueil très favorable chez de nombreux psychiatres, psychologues, sexologues et psychanalystes.

 

[viii] On pourra par exemple se reporter à l'article de Judith Butler, « Rendre justice à David : Réassignation de sexe et allégories de la transsexualité» dans Butler, Judith. 2006. Défaire le genre.Paris, Ed Amsterdam.

Voir aussi : Money, John, and Anke Ehrhardt. 1972. Man & Woman, Boy & Girl: Gender Identity from Conception to Maturity. Baltimore: Johns Hopkins University Press.

Money, John. 1975. « Ablatio Penis: Normal Male Infant Sex-Reassigned as a Girl », Archives of Sexual Behavior, Vol 4, n° 1.

Diamond, Milton. 1982. « Sexual Identity, Monozygotic Twins Reared in Discordant Sex Roles and a BBC Folow-Up. » Archives of Sexual Behavior, Vol 11, n°2.

Ou encore les articles du journaliste John Colapinto : Colapinto, John (December 11). 1997. « The True Story of John/Joan. » Rolling Stone 54-97 et Colapinto,  John. 2000.  As Nature Made Him: The Boy Who Was Raised As a Girl. HarperCollins.