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Enseignement » Mémoires et thèses » Master (à partir de 2005) » M2 Ferradou Mathieu

M2 Ferradou Mathieu

Histoire d’un « festin patriotique » à l’hôtel White (18 novembre 1792) : les Irlandais patriotes à Paris (1789-1795)

Master 2

Mathieu FERRADOU, Histoire d’un « festin patriotique » à l’hôtel White (18 novembre 1792) : les Irlandais patriotes à Paris, 1789-1795, mémoire de Master 2 sous la direction de Pierre Serna et avec le soutien de Thomas Bartlett, 2014

 

Le dimanche 18 novembre 1792, une centaine de personnes se réunirent pour un dîner à l’hôtel White, non loin du Palais-Royal, à Paris, pour célébrer les récentes victoires des armées françaises à Valmy et à Jemappes. Les convives formaient une « société d’Anglais », composée en réalité d’Anglais, d’Ecossais, d’Irlandais et d’Américains. Etaient présents également des Italiens, des Autrichiens, des Prussiens, des Hollandais et des Français, dont des députés de la Convention, des généraux et d’autres officiers. La figure centrale du dîner était Thomas Paine, le célèbre auteur de Common Sense et de Rights of Man, récemment élu à la Convention. L’assemblée porta une quinzaine de toasts en l’honneur de la République française récemment proclamée et de ses armées, mais exprimant également leur espoir de voir la Révolution s’étendre en Europe et notamment en Grande-Bretagne et en Irlande. Il fut décidé de préparer une adresse à la Convention qui fut présentée le mercredi 28 novembre, en même temps qu’une adresse d’une députation de la Society for Constitutional Information venue d’Angleterre. En janvier 1793, les convives annonçaient officiellement la constitution d’une société, la Société des Amis des Droits de l’Homme (SADH), souvent improprement appelée « club britannique ».

 

Ce dîner – et l’adresse qui s’ensuivit – eut un retentissement important dans la presse tant en France qu’outre-Manche, en Grande-Bretagne et en Irlande. Si l’historiographie ne l’a pas ignoré, et si les études sur le « club britannique » ont fait l’objet de l’attention des historiens, ce fut souvent pour en souligner la portée anecdotique voire le caractère « chimérique » ou même la « trahison » qu’il constituait. De plus, aucune étude complète n’avait été entreprise jusqu’alors sur les Irlandais qui participèrent à ce dîner et qui signèrent l’adresse à la Convention. Ce mémoire vise donc à combler ce manque en identifiant les convives irlandais dont le nombre a été sous-estimé. Vingt Irlandais ont assisté au dîner parmi la centaine des convives et seize signatures sur cinquante de l’adresse à la Convention sont celles d’Irlandais : les Irlandais représentaient ainsi une composante majeure des membres de la SADH. Il s’agissait donc d’identifier puis d’interroger la portée et la signification de la présence de ces Irlandais à ces manifestations de sociabilité et de discours révolutionnaires.

 

Face à la diversité, à l’éparpillement et au manque de sources, ce mémoire propose une approche en cercles concentriques tant géographiques qu’historiques. Une première partie se focalise sur le dîner comme évènement. La focale est resserrée sur l’hôtel White, véritable haut lieu révolutionnaire, et sur les convives présents ce soir-là. En s’appuyant sur les travaux existant concernant le « club britannique », il est possible de voir dans ce « festin patriotique » à l’hôtel White un véritable « banquet républicain », notamment grâce à l’étude des toasts qui furent portés ce soir-là mais également en étudiant la séquence discursive que constituèrent les adresses portées par la SADH (et les réponses qu’elles suscitèrent de part et d’autre de la Manche). Les convives irlandais sont replacés au sein des réseaux sociaux interconnectés entre les radicaux britanniques, les républicains américains, le Cercle social, les Girondins et Brissotins mais aussi la nébuleuse des patriotes européens. Les convives Irlandais sont alors identifiés et leur parcours jusqu’au dîner est retracé. La présence de futurs chefs de la Great Rebellion irlandaise de 1798 (le « citoyen-lord » Edward Fitzgerald, les frères Henry et John Sheares) s’éclaire d’un jour nouveau lorsqu’elle est rapprochée de la présence d’étudiants des collèges irlandais catholiques (Nicolas Madgett, William Duckett…) ou des généraux Arthur Dillon et Thomas Ward dans les brigades irlandaises issues des célèbres « Oies sauvages ».

 

La deuxième partie élargit le cercle de l’étude en replaçant cet évènement dans une séquence chronologique qui débute avec la chute de la monarchie française le 10 août 1792 et qui se termine avec la déclaration de guerre de la France contre l’Angleterre le 1er février 1793. Manifestation à la fois publique mais aussi secrète, le dîner à l’hôtel White fut une véritable provocation à l’égard de l’Angleterre et fut une source de tensions entre les deux pays. Il s’agit d’étudier l’onde de choc que fut ce dîner – et en quoi il permet une relecture de la signification du célèbre décret de la Convention du 19 novembre promettant assistance à tous les peuples qui se révolteraient – et les interactions entre Paris, Londres et Dublin. Thomas Paine, avec John Oswald, Edward Fitzgerald et les frères Sheares, profitant de la montée des tensions en Angleterre mais surtout en Irlande (notamment de la part des catholiques), manœuvrèrent pour déborder la politique de neutralité envers l’Angleterre affichée par la France afin de provoquer la rupture entre les deux pays, ce qu’il espérait afin de pouvoir « révolutionner » l’Angleterre et l’Irlande en mettant en œuvre une conspiration visant à organiser un soulèvement populaire et/ou une invasion depuis la France. L’échec de cette conspiration ne doit pas empêcher d’en analyser la portée dans la préhistoire du séparatisme irlandais.

 

La troisième partie élargit une nouvelle fois l’étude en analysant les parcours des Irlandais qui assistèrent au dîner et en le replaçant dans leur parcours de révolutionnaires, de l’éclatement de la Révolution en 1789 jusqu’à l’arrivée de Théobald Wolfe Tone en février 1796 à Paris (qui marque le début d’une autre phase des relations entre l’Irlande et la France). La présence des Irlandais à l’hôtel White n’est pas anecdotique mais entre bien dans une dynamique révolutionnaire et républicaine qui s’est enclenchée en amont et se poursuit en aval : la plupart des étudiants avait déjà tenté d’instaurer la « république au collège » irlandais de Paris et au moins six d’entre eux devinrent des agents au service de la France en guerre contre l’Angleterre dont Nicolas Madgett, William Duckett et Bernard MacSheehy. Il s’agit également d’examiner comment les Irlandais de la SADH font face au changement de la Convention girondine en Convention montagnarde et aux lois contre les étrangers d’août et de septembre 1793, revenant sur certaines interprétations proposées auparavant, en montrant comment ces Irlandais affirmèrent leur identité irlandaise comme garantie de leur patriotisme et donc de leur identité républicaine et française. L’étude de trois parcours clôt ce mémoire : celui de William Duckett, infatigable agent au service de la France, voyageant entre Paris, Hambourg, Londres, Dublin, Cork, Belfast, bâtissant des réseaux et menant une œuvre de propagande contre le gouvernement de Pitt sous le nom de plume de « Junius Redivivus » (dont la célèbre lettre est analysée en détails) ; celui de Nicolas Madgett, traducteur et espion au service de la Franc (souvent confondu dans l’historiographie avec son cousin homonyme espion au service de l’Angleterre), responsable de la mission de William Jackson en Irlande qui provoque une crise majeure et entraîne l’alliance des Irlandais Unis avec la France ; celui, enfin, de Richard Ferris, prêtre réfractaire, émigré, mais qui rentre en France pour proposer ses services au gouvernement français au nom d’un « Comité révolutionnaire » irlandais aussi difficilement identifiable que passionnant et qui fait le lien entre plusieurs groupes encore peu étudiés : les étudiants et professeurs des collèges irlandais, les marchands (issus de la gentry) catholiques entre France et Irlande et les Defenders, ces « sans-culottes » irlandais.

 

Ainsi, ce mémoire cherche-t-il à compléter la compréhension des relations franco-irlandais pendant la Révolution, jusqu’alors surtout focalisée sur les deux expéditions françaises en Irlande de 1796 et 1798. Réexaminant l’hypothèse selon laquelle le républicanisme irlandais était tardif et opportuniste, professé par les Irlandais Unis à partir de 1795-1796, ce mémoire défend au contraire l’idée que le républicanisme irlandais est plus précoce et qu’il est porté à la fois par des protestants (les futurs chefs des Irlandais Unis et de la Great Rebellion) mais également par des catholiques porteurs d’un « catholicisme des Lumières » qui permet de mieux comprendre comment ils peuvent être à la fois réfractaires et révolutionnaires, catholiques et républicains. Si la représentativité des convives irlandais du dîner à l’hôtel White doit être considérée avec prudence, ces personnages plaident pour l’approfondissement de l’étude des liens entre la France et l’Irlande (et les Etats-Unis) afin de mieux comprendre l’émergence du républicanisme révolutionnaire à la fin du dix-huitième siècle.