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La sexualité des unicellulaires selon Emile Maupas (1842-1916)

 

Laurent Loison

Centre François-Viète, Université de Nantes

 

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Vers une étude expérimentale du cycle de vie des ciliés

 

L'étude des protozoaires, parce qu'elle nécessitait l'emploi de microscopes performants et de techniques de coloration adéquates, fut une des dernières branches de l'histoire naturelle à se constituer, aux alentours de 1830[ix]. Dès la fin des années 1770, le naturaliste danois Otto Friedrich Müller essaya bien d'élaborer une première classification des infusoires, et parvint même à observer la conjugaison, mais sans tenter et surtout sans pouvoir aller plus avant dans l'étude du phénomène[x]. L'essor de la protistologie en tant que discipline scientifique autonome devait débuter réellement en Allemagne avec les travaux de Christian Gottfried Ehrenberg et en France avec ceux de Félix Dujardin. Le premier pensa retrouver, par une étude détaillée de la morphologie des protozoaires, toute la complexité de l'anatomie métazoaire au coeur de la structure infusoire. C'est en voulant vérifier l'exactitude des thèses de son collègue que Dujardin fut conduit à en proposer une critique radicale : la structure des protozoaires n'est pas homothétique de celle des animaux supérieurs, bien au contraire, elle ne semble consister pour l'essentiel qu'en une seule masse de substance homogène, le « sarcode »[xi]. Même si Dujardin avait pris soin de fonder sa critique sur une somme conséquente d'observations rigoureuses, les idées prêtant aux infusoires des organes équivalents à ceux des métazoaires ne devaient pas s'effacer pour autant.

Il en fut ainsi notamment pour ce qui concerne le processus de reproduction chez les ciliés. Ceux-ci ont la particularité de posséder un appareil nucléaire double et hétérogène : un (parfois deux) noyau de dimension standard, le « micronoyau », et un noyau surnuméraire de très grande dimension, le « macronoyau ». Le premier intervient dans les processus sexuels au moment de la conjugaison. Le second, polyploïde, assure les fonctions végétatives de synthèse protéique. Longtemps, jusqu'à la fin des années 1860, on les pensa hermaphrodites, le micronoyau tenant le rôle de testicule et le macronoyau celui d'ovaire. Lors de la conjugaison, par « excitation réciproque », chaque individu devait s'autoféconder au moyen de ses propres productions gonadiques. Il fallut en fait que la théorie cellulaire finît de s'établir pour que le concept d'animal unicellulaire puisse être pleinement opératoire, et l'on se détourna alors de l'idée de retrouver chez les ciliés des structures analogues à celles des animaux supérieurs. C'est à ce moment que Maupas débuta ses propres travaux, qu'il inscrivit dans le sillage de ceux de Dujardin, et en opposition avec les exagérations d'Ehrenberg et de ses continuateurs. 

Trois monographies successives publiées dans les Archives de zoologie expérimentale de Lacaze-Duthiers doivent retenir notre attention. La première, parue dès 1883, consiste en une étude générale et minutieuse de l'anatomie et de la morphologie des infusoires ciliés[xii]. Il s'agit en quelque sorte d'une recherche préparatoire, visant à repousser définitivement les conceptions de l'école d'Ehrenberg, et qui permit à son auteur d'asseoir ses connaissances sur la zoologie des ciliés (Figure 2.pdf). Notons que cette étude descriptive avait déjà pour projet l'établissement d'une classification phylogénétique des espèces unicellulaires, censée « représenter autant que possible dans leurs groupements les affinités ancestrales des êtres, dont elles donnent l'énumération systématique »[xiii]. Une telle orientation est remarquable, alors que l'hypothèse transformiste demeurait à l'aube de son développement au sein de la biologie française[xiv].

Ce travail préparatoire réalisé, Maupas pensait se lancer directement dans l'étude du phénomène de conjugaison, soumis aux interprétations les plus contradictoires et les plus osées. Néanmoins, pour cela, il aurait fallu disposer de connaissances solides sur le mode de multiplication des ciliés, par division cellulaire. Or, la lecture de la bibliographie disponible en 1885 le convainquit que, à nouveau, les connaissances du moment étaient aussi insuffisantes que disparates. Ce qu'il manquait à l'évidence, c'était une étude rigoureuse car expérimentale du « pouvoir de multiplication » des différentes espèces de ciliés et de son déterminisme. Pour Maupas, il était impératif de substituer aux observations accidentelles et trop peu nombreuses de ses devanciers la rigueur d'une étude prolongée où les paramètres du milieu de culture seraient étroitement maîtrisés. Cela revenait à mettre en pratique des préceptes de la physiologie bernardienne, si prégnants dans la biologie française naissante de cette période[xv].

Il entreprit donc la culture d'individus de vingt espèces différentes dans des milieux liquides où la nourriture et la température étaient soumis à contrôle, et en publia les résultats en 1888[xvi]. Il observait quotidiennement l'évolution des cultures, dont il tenait un décompte rigoureux. Ce travail fut poursuivi au cours de plusieurs mois, ce qui lui permit de suivre la multiplication des ciliés sur de très nombreuses générations. Les résultats consignés l'amenèrent à plusieurs conclusions. Tout d'abord, il apparaissait clairement que le pouvoir de multiplication pouvait varier énormément selon les espèces, dans un rapport de un à dix de la forme la plus apte à se diviser, Glaucoma scintillans, à celle la moins capable, Spirostomum teres[xvii]. Maupas expliquait ces écarts - les individus étant cultivés dans des milieux identiques et rendus aussi constants que possibles - par des « différences intimes dans la structure moléculaire des organismes, différences qui échappent pour le moment à nos moyens d'investigation ; mais qui n'en agissent pas moins activement sur les facultés d'absorption et d'assimilation des ces êtres »[xviii]. Etant hors de portée de la science expérimentale du moment, ces différences interspécifiques ne donnèrent pas lieu à de nouveaux travaux.

Ce qui intéressait Maupas au premier chef, c'était en revanche les variations intraspécifiques quant à la « faculté fissipare ». Car depuis quelques années, on prêtait généralement à la conjugaison la capacité de renforcer ce pouvoir de multiplication. C'était là l'hypothèse devenue classique du « rajeunissement » (Verjüngung) émise d'abord par le zoologiste allemand Otto Bütschli dès 1876[xix], et reprise ensuite notamment par l'embryologiste français Edouard-Gérard Balbiani, alors qu'il occupait la chaire d'embryogénie comparée au Collège de France. Maupas ne fut pas tendre dans sa critique, reprochant à ses illustres collègues d'expérimenter sans contrôler le milieu de culture, sur un temps bien trop bref (une dizaine de générations), et surtout sans prendre le soin d'établir des séries témoins, soit des individus n'ayant pas récemment contracté de conjugaison. Pour Maupas, ce manque de rigueur expérimentale rabaissait les conceptions de Bütschli et Balbiani au rang de « pure hypothèse »[xx].

Grâce à ses recherches prolongées, Maupas allait préciser et corriger ces conceptions, et surtout leur donner sur une assise expérimentale convaincante et décisive. Il commença par montrer que, tant que les infusoires n'étaient pas entrés dans une phase de « dégénérescence sénile » (Figure 3.pdf), la conjugaison ne changeait rien au pouvoir de multiplication, qui restait équivalent avant et après l'acte sexuel[xxi]. Il semblait donc, contrairement à ce que sous-entendait l'hypothèse admise de Bütschli et Balbiani, que la conjugaison n'entretînt pas de rapport immédiat avec la reproduction en tant que telle. D'autre part, si la conjugaison n'augmente pas le pouvoir fissipare, elle permet bien cependant d'éviter l'entrée en dégénérescence, autorisant la reprise d'un nouveau cycle de multiplication végétative. Mais dès lors que l'individu commence à dégénérer (diminution de la taille, atrophie des structures), la conjugaison, encore possible, n'a plus aucune prise sur le processus, devenu inéluctable et conduisant fatalement à la mort. Les rapports réciproques entre la conjugaison et la multiplication fissipare désormais éclaircis, Maupas pouvait débuter, au cours de l'été 1886, ses recherches sur le processus de conjugaison proprement dit.

 

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[ix] F.B. Churchill, « The Guts of the Matter. Infusoria from Ehrenberg to Bütschli: 1838-1876 », Journal of the History of Biology, 22/2, 1989, pp. 189-213.

 

[x] O.F. Müller, Animalcula infusoria fluviatilia et marina, Copenhague, Hauniae, 1786.

 

[xi] F. Dujardin, Sur l'organisation des Infusoires, Thèse de zoologie, Paris, Renouard, 1838.

 

[xii] E. Maupas, « Contribution à l'étude morphologique et anatomique des Infusoires ciliés », Archives de zoologie expérimentale, I, 1883, pp. 427-664.

 

[xiii] Ibid., p. 530.

 

[xiv] L. Loison, « Le projet du néolamarckisme français (1880-1910) », Revue d'Histoire des Sciences, à paraître.

 

[xv] L. Loison, Qu'est-ce que le néolamarckisme ? Les biologistes français et la question de l'évolution des espèces, 1870-1940, Paris, Vuibert, 2010.

 

[xvi] E. Maupas, « Recherches expérimentales sur la multiplication des Infusoires ciliés », Archives de zoologie expérimentale, VI, 1888, pp. 165-277.

 

[xvii] Ibid., pp. 250-251.

 

[xviii] Ibid., p. 252.

 

[xix] O. Bütschli, « Studien über die ersten Entwicklungsvorgänge der Eizelle, die Zelleilung und die Conjugation der Infusorien », Abhandlungen der Senckenbergischen Naturforschenden Gesellschaft, XX, 1876, pp. 1-250.

 

[xx] E. Maupas, 1888, op. cit., p. 171.

 

[xxi] Ibid., p. 256.