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La sexualité des unicellulaires selon Emile Maupas (1842-1916)

 

Laurent Loison

Centre François-Viète, Université de Nantes

 

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Le problème de la fonction de la conjugaison, un problème de biologie générale

 

Au-delà de la description rigoureuse et détaillée des étapes nucléaires de la conjugaison, Maupas souhaitait produire des arguments en faveur de la thèse du « rajeunissement caryogamique », titre de sa dernière monographie de 1889. Pour cela, il fallait tout à la fois montrer que la survenue de l'épisode de sexualité dépend essentiellement de causes internes - soit le nombre de générations -, et que, par la reformation d'un noyau végétatif (le macronoyau), elle reporte l'entrée en dégénérescence de la structure infusoire. Maupas prit donc la peine de critiquer en détail l'ensemble des conceptions concurrentes qui voyaient la conjugaison s'établir pour des raisons « d'influences physiques extérieures »[xxix], et conjointement réduisit le statut de la privation de nourriture à celui de « cause occasionnelle »[xxx], soit un simple procédé manipulatoire. Surtout, l'accumulation de décomptes poursuivis sur des durées sans précédent montrait bien d'une part la nécessité de l'atteinte de la maturité caryogamique (évaluée à une centaine de divisions agames), et d'autre part l'inéluctabilité de la dégénérescence en l'absence totale de sexualité. Il apparaissait donc justifié de présenter ainsi la fonction biologique de la fécondation chez les infusoires :

 

« En quoi donc consistent bien exactement ces propriétés, autrement dit quel est le suprême but fonctionnel de la fécondation ? Si nous nous en tenons uniquement aux Infusoires ciliés, qui constituent l'objet spécial de ce travail, la réponse à cette question ressort clairement et sans difficulté de toutes les recherches exposées dans les pages précédentes. Le but suprême de la fécondation est la rénovation, la reconstitution d'un noyau de rajeunissement, formé par la copulation de deux noyaux fécondateurs d'origines distinctes et dont les éléments chromatiniens représentent la partie essentielle. Ce nouvel appareil nucléaire agit sur tout l'organisme, auquel il appartient, comme une sorte de ferment régénérateur, lui restituant, sous leur forme parfaite et intégrale, toutes les énergies vitales caractéristiques de l'espèce. Cet être se trouve donc rajeuni dans le sens littéral et absolu du mot. Il peut dès lors redevenir le progéniteur d'un nouveau cycle de multiplications agames, dont toutes les générations successives seront douées des mêmes facultés rajeunies, jusqu'à ce que celles-ci s'usent et s'affaiblissent peu à peu, par leur exercice même, et en arrivent ainsi à ressentir le besoin réparateur d'une nouvelle période d'activité fécondatrice. »[xxxi]

 

Quant au détail des processus de réorganisation nucléaire, il semblait à bon droit comme expérimentalement hors de portée à ce moment. Maupas quitte alors l'interprétation directe des résultats qu'il a lui-même produits pour s'autoriser quelques extrapolations et quelques réflexions sur la fonction de la sexualité en général. Ce faisant, il inscrit ses propres recherches dans la perspective d'une véritable biologie générale, soit une science unifiée des phénomènes fondamentaux du vivant.

Tout d'abord, et la chose n'est pas banale dans la biologie française de l'époque, Maupas insiste sur le fait que comme la fécondation est exclusivement un processus nucléaire - ce que montraient ses recherches sur la conjugaison -, et comme il était entendu que celle-ci assurait la transmission de l'hérédité, alors il devenait nécessaire d'admettre que le noyau est le vecteur essentiel, sinon unique, de cette transmission[xxxii]. Maupas se range ici nettement aux thèses des cytologistes allemands, comme Oscar Hertwig, Eduard Strasburger, et bien sûr Weismann, qui voyaient prioritairement l'hérédité véhiculée par la substance des noyaux fécondants, la chromatine. Il est pourtant peu de dire que cette conception de l'hérédité n'avait alors qu'un soutien timide dans la communauté biologique française[xxxiii]. C'est probablement à son statut particulier d'amateur exilé que Maupas devait une certaine liberté face aux courants dominants de la science nationale.

Néanmoins, pour ce qui le concerne, là n'était pas la fonction principale de la caryogamie. S'opposant cette fois-ci à Weismann de manière radicale, Maupas généralise les résultats obtenus : la fécondation, de manière universelle, est « avant tout un phénomène de rajeunissement », qui « donne aux cellules germinatives la faculté d'échapper à la mort, à laquelle sont voués tous les autres éléments »[xxxiv]. On sait que Weismann était parti d'une réflexion théorique sur la durée de la vie pour finalement aboutir à l'idée d'une lignée germinale immortelle chez les métazoaires[xxxv]. Dans le schéma conceptuel weismannien, la mort - tout comme le sexe - n'est pas un attribut nécessaire de la vie, mais une faculté dérivée, « un phénomène d'adaptation »[xxxvi], sélectionnée positivement au cours de l'histoire. Pour Weismann, la mort ne pouvait exister que chez les êtres pluricellulaires, les unicellulaires n'ayant ni soma ni germen. Il pensait donc ces derniers immortels, bien que des accidents extérieurs puissent éventuellement causer leur destruction : « il n'y a donc pas pour les organismes unicellulaires de mort due à des causes internes, il n'y a pas pour eux en général de « mort naturelle » »[xxxvii]. En 1882, il s'était déjà opposé aux conceptions de Bütschli sur la possibilité d'une sénescence spontanée (interne) des protozoaires[xxxviii]. Pour sa part, rien, dans la physiologie cellulaire, ne nécessitait son usure :

 

« Je crois avoir maintenant bien établi qu'en fait, il n'y a pas pour les animaux unicellulaires de phénomène correspondant à la mort naturelle des animaux supérieurs ; la mort naturelle commence donc seulement avec les animaux multicellulaires, et parmi eux tout d'abord chez les Hétéroplastides. Elle ne doit pas non plus être la résultante d'une nécessité intérieure absolue, basée sur l'essence de la matière vivante, c'est un fait de convenance, basé sur des nécessités provenant non pas des conditions les plus générales de l'existence, mais des conditions particulières dans lesquelles se trouvent les organismes multicellulaires. »[xxxix]

 

Maupas, au contraire, voyait dans ses travaux la preuve que la mort est obligatoirement liée au fonctionnement vital, qui par lui-même conduit à la détérioration de la structure cellulaire. Où l'on retrouve également, par le détour de la protistologie, une thématique bernardienne forte[xl]. Il fallait par conséquent la fécondation pour restaurer « l'énergie vitale »[xli] du noyau, centre organisateur de la cellule. La chose était entendue pour les ciliés, et Maupas pouvait bien faire l'hypothèse qu'il en était de même pour les cellules germinales des métazoaires, elles aussi périodiquement réactivées par divisions réductrices et caryogamie.

Plus encore que l'hypothèse en elle-même, c'est le chemin qui conduisit Maupas à la proposer qui doit retenir l'attention de l'historien des sciences. En effet, il était courant, au moins jusqu'au cours des années 1860, d'identifier la sexualité à un mode de reproduction nécessitant l'établissement d'un rapport copulatoire pour produire un rejeton. La sexualité était bien comprise comme une espèce dans un genre plus vaste et inclusif, celui de la reproduction. Or, précisément, chez les ciliés, la conjugaison ne conduit pas à la reproduction. On pouvait donc se convaincre de l'indépendance des deux phénomènes, et l'étude des infusoires permettait alors de comprendre la sexualité en dehors de tout rapport avec la reproduction. La conjugaison offrait ainsi au cytologiste l'intimité de la sexualité, « débarrassée de tous les phénomènes accessoires, qui donnent à ce processus une si grande complication chez les êtres supérieurs et qui en masquent la véritable essence. Ici elle est, pour ainsi dire, réduite au phénomène fondamental, qui en constitue l'essence même, c'est-à-dire à la karyogamie ou copulation de deux éléments pronucléaires »[xlii]. De là l'intérêt que Maupas porta aux processus nucléaires, qu'il estimait être la clef de l'ensemble des phénomènes sexuels.

C'est ici que le regard du naturaliste laissait place à celui du biologiste. Parce que ce qui intéressait Maupas n'était plus la compréhension de la diversité des infusoires, mais à l'inverse la manière dont ceux-ci pouvaient éclairer certaines questions générales, comme l' « essence de la sexualité », l'un des premiers, il leur conféra le statut d'organismes modèles[xliii]. On quittait bien ainsi la protozoologie pour la biologie générale.

 

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[xxix] Ibid., p. 402.

 

[xxx] Ibid., p. 403.

 

[xxxi] Ibid., p. 434.

 

[xxxii] Ibid., pp. 437-438.

 

[xxxiii] L. Loison, 2010, op. cit.

 

[xxxiv] E. Maupas, 1889, op. cit., p. 496.

 

[xxxv] A. Weismann, « La durée de la vie » (1881), in Essais sur l'hérédité et la sélection naturelle, Paris, C. Reinwald, 1892, pp. 1-63.

 

[xxxvi] Ibid., p. 22.

 

[xxxvii] A. Weismann, « La vie et la mort » (1883), in Essais sur l'hérédité et la sélection naturelle, Paris, C. Reinwald, pp. 64-116, p. 76.

 

[xxxviii] A.J. Lustig, 2000, op. cit., p. 229.

 

[xxxix] A. Weismann, 1883, op. cit., p. 91.

 

[xl] C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Paris, Vrin 1966 (1878), pp. 40-41 entre autres.

 

[xli] Bien que l'expression soit ambiguë, Maupas n'était en rien vitaliste.

 

[xlii] E. Maupas, 1889, op. cit., p. 427.

 

[xliii] Sur l'utilisation des protozoaires en tant que modèles des processus cellulaires des métazoaires, voir : M.L. Richmond, « Protozoa as Precursors of Metazoa : German Cell Theory and Its Critics at the Turn of the Century », Journal of the History of Biology, 22/2, 1989, pp. 243-276.

Sur l'utilisation des unicellulaires en tant que modèles des processus psychologiques, voir : J.J. Schloegel and H. Schmidgen, « General physiology, experimental psychology, and evolutionism. Unicellular organisms as objects of psychophysiological research, 1877-1918 », ISIS, 93, 2002, pp. 614-645.

Sur l'étonnante diversité d'utilisation des ciliés comme organismes modèles, voir : M. Morange, « Ciliates as models... of what ? », Journal of Biosciences, 31/1, March 2006, pp. 27-30.

Enfin, sur les possibilités actuelles offertes par les paramécies, notamment en ce qui concerne l'hérédité épigénétique, voir : J. Beisson et al., « Paramecium tetraurelia : The Renaissance of an Early Unicellular Model », in Emerging Model Organisms, Cold Spring Harbor Laboratory Press, Vol. 2, 2010. Cf : http://cshprotocols.cshlp.org/cgi/content/abstract/2010/1/pdb.emo140

 

 

[xliv] E. Maupas, 1889, op. cit., pp. 94-95.

 

[xlv] E. Mayr, Histoire de la biologie, Paris, Fayard, 1989 (1982).