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La sexualité des unicellulaires selon Emile Maupas (1842-1916)

 

Laurent Loison

Centre François-Viète, Université de Nantes

 

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L'élucidation de la nature de la conjugaison

 

Ces travaux devaient aboutir à ses résultats les plus importants et à ses interprétations les plus éclairantes, consignés dans sa monographie de 1889, Le rajeunissement karyogamique chez les Ciliés[xxii]. Cet imposant texte, long de près de quatre cents pages, demeure d'une remarquable actualité dans ses conclusions et reste un petit chef d'oeuvre de mise en pratique du raisonnement expérimental. On savait, depuis Balbiani et le début des années 1860, que la conjugaison consistait pour l'essentiel dans l'échange réciproque d'un micronoyau[xxiii], mais on ignorait alors tout de la formation de celui-ci, de son devenir au sein du nouveau cytoplasme, et surtout de la fonction biologique de ce curieux processus que l'on estimait se rattacher à un type de sexualité. Sur ce dernier point, dès 1876, Bütschli et Theodor Wilhelm Engelmann avaient donné indépendamment l'hypothèse la plus intéressante, considérant que la conjugaison permettait la mise en place d'un nouveau noyau, conduisant bien à son « rajeunissement »[xxiv]. Mais, du point de vue de Maupas, ils n'avaient pu produire de données suffisantes et l'idée restait alors, là aussi, bien spéculative. Comprendre l'intimité et la fonction de ce processus cellulaire par la mise au jour d'observations décisives fut donc la tâche à laquelle le protistologue français allait s'astreindre quotidiennement[xxv].

Le premier problème rencontré par l'expérimentateur, lorsqu'il aborde cette question, est la rareté relative du processus, et surtout sa survenue paraissait alors à peu près aléatoire. Maupas finit par s'apercevoir qu'on pouvait le provoquer assez simplement en cultivant des individus « d'ascendance hétérogène », c'est-à-dire non apparentés directement, dans un milieu de légère pénurie. Cette technique expérimentale reste actuellement utilisée, bien que l'on ne comprenne toujours pas exactement comment la carence alimentaire intervient physiologiquement dans le processus de déclenchement de la conjugaison. A condition que les ciliés soient parvenus à « maturité caryogamique », c'est-à-dire aient subi un nombre suffisamment grand de divisions, Maupas pouvait ainsi maîtriser le déterminisme du phénomène, et parvint à observer sous le microscope la durée relative des accouplements selon les espèces (quelques heures en moyenne). Ceci lui permettait de procéder à la fixation de couples préalablement isolés à différents moments du processus, en utilisant des réactifs adaptés comme le bichlorure de mercure. Enfin, par une série de colorations, il mettait en évidence les structures nucléaires des individus conjugués. Au-delà des conclusions qu'il allait tirer de ses travaux, Maupas mit ainsi en place une série de techniques manipulatoires qui permirent l'essor de l'étude expérimentale des ciliés, comme l'a bien souligné Graham Bell[xxvi]. Constat d'autant plus remarquable quand on se rappelle dans quelles conditions il entreprit ses recherches.

Ce type de protocole produisit de nombreux résultats au cours de l'été 1886. Les recherches les plus aisées étaient celles portant sur l'espèce Paramecium caudatum, dont les épisodes de conjugaison étaient fréquents, et chez qui le micronoyau est de grande dimension. Ainsi, pour la première fois, Maupas put décrire très minutieusement l'évolution du micronoyau d'un conjugué, étape qu'il jugeait à raison comme étant biologiquement la plus significative au cours du processus. Il distingua huit phases dans l'évolution nucléaire du cilié (Figure 4.pdf) et surtout montra la ressemblance remarquable entre les premières d'entre elles[xxvii] et celles que Walther Flemming venait de décrire pour le cas de la mitose cellulaire[xxviii]. Cet ensemble de résultats et leur interprétation éclaircit définitivement la nature de la conjugaison : il s'agissait avant tout d'un phénomène nucléaire. Celui-ci pouvait être décomposé en plusieurs temps. D'abord s'opérait une maturation caryogamique, par accroissement puis divisions successives du micronoyau. Il s'agissait de deux divisions qualifiées de « mitoses réductrices », la méiose n'ayant pas encore été nettement distinguée à ce moment, et même si l'on ignorait tout de la nature de ce qui était « réduit ». Ensuite se déroulait une authentique fécondation par caryogamie, après échange réciproque d'un noyau, produit de ces divisions. La conjugaison était ainsi complètement assimilée aux processus sexuels standards, dont on commençait à éclaircir la nature nucléaire chez les métazoaires. Enfin, la reconstitution d'un micro et d'un macronoyau restaurait la structure cellulaire normale des ex-conjugués. En outre, les stades successifs repérés pouvaient être identifiés plus ou moins complètement chez l'ensemble des 32 espèces que Maupas avait étudiées, ce qui montrait bien leur généralité.

Ce travail devait définitivement fixer la chronologie des étapes de la conjugaison et imposer l'idée qu'il s'agissait d'un processus parfaitement équivalent aux événements nucléaires ayant lieu au cours de la sexualité des métazoaires. Il demeura le fondement des progrès ultérieurs, dès que les techniques les rendirent possible, et quand on comprit finalement la nature puis la structure du matériel nucléaire.

 

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[xxii] E. Maupas, « Le rajeunissement karyogamique chez les Ciliés », Archives de zoologie expérimentale, VII, 1889, pp. 149-517.

 

[xxiii] E.-G. Balbiani, Recherches sur les phénomènes sexuels des infusoires, Extrait du Journal de la physiologie de l'homme et des animaux, Paris, Masson, 1861.

 

[xxiv] O. Bütschli, 1876, op. cit.T. W. Engelmann, Engelmann T.W., « Uber Entwicklung und Fortpflanzung der Infusorien », Morphologisches Jahrbuch, Leipzig, I, 1876, pp. 573-635.

 

[xxv] E. Maupas, 1889, op. cit., pp. 167-168.

 

[xxvi] G. Bell, Sex and Death in Protozoa, The History of an Obsession, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 3.

 

[xxvii] E. Maupas, 1889, op. cit., pp. 176-180.

 

[xxviii] W. Flemming, Zellsbstanz, Kern und Zelltheilung, Leipzig, F.C.W. Vogel, 1882.