Maupas 1

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  • Page mise à jour le 15/12/2015

La sexualité des unicellulaires selon Emile Maupas (1842-1916)

 

Par Laurent Loison

Centre François-Viète, Université de Nantes

laurentloison@yahoo.fr

 

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Introduction

 

Lorsqu'en 1906 on demanda à Alfred Giard, alors au faîte de la biologie française, ce qu'il pensait d'Emile Maupas, il répondit sans hésitation que selon lui on avait affaire au « plus grand zoologiste vivant à l'heure actuelle »[i]. Le mot n'est pas à prendre à la légère, étant donné le caractère des plus difficiles de son auteur. Pourtant, à cette date, Emile Maupas n'occupait toujours aucun poste dans l'université française, et rien ne devait changer jusqu'à sa mort, en 1916. Pourquoi un tel respect de la part de Giard pour Maupas, qui par ailleurs n'avait pas hésité à s'opposer à certaines thèses du maître[ii] ? La chose est assez simple à éclaircir : essentiellement pour une série de recherches sur les unicellulaires réalisées au cours des années 1880. Cet ensemble de travaux, internationalement reconnus dès leurs publications, est l'objet principal de ce texte.

Les travaux de Maupas portent en priorité sur le processus de conjugaison : une forme de sexualité propre aux protozoaires ciliés, des unicellulaires eucaryotes munis de cils vibratiles moteurs. En quelques mois, Maupas allait éclaircir définitivement la nature de ce processus mystérieux. En tant que jalons importants dans le développement de la protozoologie et de la cytologie générale, ces recherches ont déjà donné lieu à plusieurs études historiographiques, notamment celle d'A.J. Lustig[iii]. Pour l'essentiel, nous rejoignons ses interprétations, tout en souhaitant détailler davantage les travaux de Maupas, y compris concernant les innovations méthodologiques qu'ils ont introduites. Néanmoins, contrairement à ce que conclut Lustig[iv], nous ne pensons pas qu'il faille comprendre ces recherches comme conduites prioritairement dans la perspective d'asseoir la théorie de l'évolution. Certes, Maupas fut d'emblée très attiré par l'idée de communauté de descendance. Mais nous estimons plutôt que cet intérêt pour les caractères généraux des vivants fut la marque de son ambition d'aider à la fondation d'une biologie générale : une science unifiée des phénomènes vitaux, dans le sens précis d'une physico-chimie de l'acte vital. Le débat qu'il connut avec August Weismann sur la nature du sexe et de la mort biologique pose bien la question du statut de la biologie, et de son originalité propre face aux sciences physiques.

 

 

 

Maupas : un parcours singulier

 

Si Maupas n'occupait aucune fonction institutionnelle en 1906, c'est que son parcours personnel était loin d'être classique (Figure 1.pdf). La formation du jeune Emile, au début des années 1860, est en effet strictement littéraire. C'est ainsi qu'il entra à l'Ecole des Chartes, pour finalement y soutenir une thèse intitulée Essai sur la législation des guerres féodales, d'après les textes coutumiers et les actes du XIIIe et XIVe siècles[v]. De là à la protozoologie, il y a loin.

Le jeune chartiste obtint alors le poste d'archiviste du département du Cantal, en 1867. Il semble que c'est de cette époque que date son goût pour l'histoire naturelle, qui très vite devait devenir son occupation principale. La fonction d'archiviste laisse en effet suffisamment de temps libre pour se former aux techniques du naturaliste, et notamment à la microscopie, et surtout pour mettre à profit ces techniques. Maupas utilisa en outre ses congés pour parfaire sa formation à la Sorbonne, auprès d'Henri de Lacaze-Duthiers, un des principaux zoologistes de l'époque. C'est d'ailleurs au laboratoire de biologie marine de Roscoff (Bretagne), fondé puis dirigé par Lacaze-Duthiers, que Maupas devait débuter ses travaux sur la morphologie comparée des infusoires, dès 1878.

A la fin des années 1860, Maupas s'orienta définitivement vers la protistologie, recherches pleinement compatibles avec son activité professionnelle. Néanmoins, dans le Cantal, la diversité des protozoaires lui semblait insuffisante, notamment du fait d'une température moyenne peu élevée. Par conséquent, il consentit à demander sa mutation pour la bibliothèque nationale d'Alger, afin de se trouver dans un environnement plus propice à l'étude minutieuse de ces unicellulaires. Comme il s'agissait d'un poste peu prisé dans l'Empire colonial naissant, il l'obtint sans peine, et arriva en Algérie en 1870. Il s'installa dans un petit appartement sur le front de mer, dont l'essentiel de l'espace était occupé par son installation scientifique artisanale (cuves, bureaux, bibliothèque, microscopes, etc.). Quant à son matériel d'étude, il suffisait à Maupas de se rendre à l'oued voisin de son logement pour le récolter !

Dès lors, les journées de ce scientifique amateur étaient réglées de manière imperturbable. Un réveil peu avant l'aube lui permettait de travailler quelques heures à ses cultures d'infusoires avant de passer la matinée à la bibliothèque. Puis, de retour chez lui dès le début de l'après-midi, il pouvait reprendre jusqu'au soir ses recherches, surtout constituées de longs examens microscopiques, soit sur du matériel vivant, soit sur des cellules fixées par coloration artificielle. Par ailleurs, grâce à ses fonctions à la bibliothèque d'Alger, il parvenait sans peine à se procurer la littérature la plus récente sur les questions qui l'occupaient (Maupas lisait l'allemand), ce qui donna à son travail toute l'ampleur de celui du scientifique professionnel. L'Académie des sciences ne s'y trompa pas, puisqu'il fut élu correspondant pour la section d'anatomie et zoologie le 17 juin 1901. Maupas produisit ainsi 44 publications scientifiques de 1870 à 1916. Paralysé partiellement à partir de 1913, il ne laissa aucune famille au moment de son décès, le 18 octobre 1916, à Alger.

Sa disparition n'entraîna pas pour autant son oubli, puisque ses thèses sur la conjugaison des ciliés continuaient à ce moment d'être largement débattues[vi]. Elles furent par exemple reprises dans une perspective critique par Edouard Chatton[vii], un des chefs de file de l'école française de protistologie, et maître d'André Lwoff. L'Académie, pour sa part, décida d'honorer la mémoire du biologiste, et en 1932 Maurice Caullery, élève et successeur de Giard dans la prestigieuse chaire d'Evolution des êtres organisés à la Sorbonne, vint à Alger pour inaugurer la plaque commémorative apposée sur sa maison. Son travail avait tant éclairci les étapes du processus complexe de la sexualité des ciliés qu'en 1984, dans la partie du Traité de Zoologie de Grassé consacrée aux infusoires, Emile Vivier pouvait toujours écrire qu'avec lui, « l'essentiel était alors acquis, [et que] les très abondants travaux effectués depuis lors n'ont fait que confirmer, étendre et éventuellement préciser certains points de ce phénomène »[viii].

 

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[i] E. Sergent, « Emile Maupas, prince des protozoologistes », Archives de l'Institut Pasteur d'Algérie, 33, 1955, pp. 59-70, p. 59.

 

[ii] Il avait en effet contredit, par ses résultats, l'idée de Giard selon laquelle les globules polaires étaient des reliques phylogénétiques rappelant le stade protozoaire ancestral dans l'ontogénie des métazoaires.

 

[iii] A.J. Lustig, « Sex, Death, and Evolution in Proto- and Metazoa, 1876-1913 », Journal of the History of Biology, 33/2, 2000, pp. 221-246.

 

[iv] Ibid. p. 242.

 

[v] M. Caullery, Inauguration de la plaque commémorative apposée sur la maison habitée par Emile Maupas à Alger le mercredi 6 avril 1932, Paris, 1932.

 

[vi] Aux Etats-Unis, elles furent contestées par Lorande Loss Woodruff et Herbert Spencer Jennings au début du XXe siècle. Voir : A.J. Lustig, 2000, op. cit., pp. 235-240.

 

[vii] Chatton lui reprocha pour l'essentiel d'avoir sous-estimé le rôle du milieu nutritif bactérien dans le déterminisme de la conjugaison. Voir notamment : E. Chatton, M. Chatton, « La sexualité provoquée expérimentalement chez un Infusoire : Glaucoma scintillans. Prédominance des conditions du milieu dans son déterminisme. », C.R.A.S., 1923, pp. 1091-1093.

 

[viii] E. Vivier, « Conjugaison et phénomènes apparentés », in P.P. Grassé (sous la direction de), Traité de Zoologie, Tome II, Infusoires Ciliés, Fascicule I, Structure, Physiologie, Reproduction, Paris, Masson, 1984, p. 622.