Mémoire pour les Sieur et Dame Lambert, Imprimeurs, Libraires
Contre les Sieur et Dame Baudouin, leurs donataires universels.
[p. 6] Le sieur Baudoüin n'apporte en mariage, pour tous biens paternels et maternels, qu'un contrat de 1 000 liv., au proncipal de 20 000 liv., dont le sieur Cuvillier, Premier Commis des Bâtimens du Roi, par amitié pour sa femme, mère du sieur Baudoüin, veut bien le gratifier. (Car 3 ou 4 000 liv. étoient tout ce qu'il pouvoit lui revenir de la succession de son père, le surplus l'a plus que rempli de celle de sa mère, séparée de biens, en se mariant, d'avec son nouvel époux). Cependant on stipule à la nouvelle épouse un douaire de 1 500 liv. de rente au principal de 30 000 liv. excédant de 10 000 liv. le propre du mari. Et par l'Article 16, on oblige les sieur et dame Lambert, solidairement, à la garantie de la totalité de ce douaire ; et par-là, on les met dans l'impuissance de pouvoir disposer d'aucun bien-fonds en les grevant de l'hypothèque d'un douaire [...].
[p. 7] C'étoit sans doute déjà beaucoup d'assurer leur succession à un enfant purement adoptif : ils ont fait plus. En attendant (Article 11), d'où dérivent les contestations actuelles [id/ Intéressement de Baudoüin jusqu'à concurrence de la moitié des bénéfices réalisés sur la vente des ouvrages dits "de ville" uniquement] [...].
Ce n'est point là, comme on voit, une société ordinaire [p. 8] de commerce, formée par l'appât respectif du gain, en raison de la mise proportionnelle des associés, où tout est autant de rigueur que de bonne-foi et de confiance, où le pouvoir des associés est égal, où l'on peut engager les autres. C'est une libéralité purement gratuite de la part des sieur et dame Lambert, dont l'étendue doit se régler d'après leur probité et bonne foi. Ils ne se sont point obligés à tenir des registres en partie doubles, ni à prendre des Commis pour les tenir, ni à se voir à chaque instant contraints de rendre des comptes en justice, sujets à débats et soutenemens, ni à mettre sous des yeux étrangers le secret de leur fortune et de leur commerce. Encore moins ont-il autorisé le sieur Baudouin à déterminer les ouvrages qu'on mettra sous presse, et à donner des ordres qui pourroient contrarier les opérations du sieur Lambert, et lui devenir préjudiciables. C'est une libéralité purement gratuite ; ils n'y ont apposé qu'une seule condition, bien entendu que le futur époux sera tenu de les aider dans leur état et commerce ; et que la future épouse y donnera ses soins. L'obligation n'est pas réciproque.
[Le contrat de mariage prévoyait également art. 13 que Baudoüin et sa femme pourraient "faire de la Librairie pour leur compte personnel" une fois mariés, et art. 14 qu'une somme de 15 000 liv. devaient leur rester pour être investie dans leur propre commerce.]
[p. 9] A la vue de tant de bienfaits, si suivis pendant vingt ans, quel est l'homme de bon sens qui puisse même soupçonner que les sieur et dame Lambert soient tout-à-coup devenus insociables, et les tyrans de ces jeunes gens ? [...]
[p. 10] [...] Il étoit naturel que les sieur et dame Lambert [...] se fissent un vrai plaisir des les former ; [...]. La dame Lambert ne tarda pas à s'apercevoir que ses avis déplaisoient ; l'humeur, un ton de hauteur et d'empire, enfin les propos désagréables le lui manifestèrent. La dame Lambert dévora ces mortifications, pour ne pas chagriner son mari. Elle prit le parti du silence le plus absolu, et de passer la plus grande partie du temps seule dans une autre pièce, afin de ne pas gêner ces jeunes gens.
Les avis du sieur Lambert furent à la vérité un peu moins mal reçu ; mais c'étoit avec cette docilité apparente, qui désigne l'homme qui croit tout savoir ; et si le sieur Baudoüin parloit du sieur Lambert dans le monde, c'étoit tantôt avec ce rire moqueur qui ne caractérisoit le sieur Lambert que comme un imbécile routinier, tantôt avec le ton plaintif d'un homme dupé, qui séduit ceux à qui l'on ne dit pas tout ; et en voici le sujet.
Suivant l'article 14 du contrat de mariage, une somme de 15 000 liv [p. 11] faisant moitié de la dot de la future épouse, restera au dit sieur époux, pour être par lui employée dans son commerce [...] le sieur Baudoüin [p. 12] s'en alloit semant clandestinement dans sa propre famille, dans le Corps de la Librairie et auprès de leurs connoissances communes, que le sieur Lambert ne l'avoit marié que pour entrer en possession des 15 000 liv. dont il avoit le besoin le plus urgent ; qu'il en avoit usé pour parer au moment ; que ses affaires n'étoient pas devenues meilleures ; qu'elles étoient dans le plus mauvais état, et ne lui laissoient appercevoir que sa ruine, celle de sa femme et de son enfant [...]. Le sieur Lambert ne pouvoit croire au rapport de ces propos ; mais au commencement de 1784, le sieur Carouge, père de la dame Baudoüin, dont l'état est de parcourir les mers comme Capitaine marchand, désilla les yeux du sieur Lambert, [...].
[La remise de la somme de 15 000 liv. est exigée par le sieur Carouge afin de placer cette somme en rentes. Le sieur Lambert promet de la rendre, mais pas immédiatement, à la majorité du sieur Baudoüin.]
[p. 13] [...] On distingue dans les Imprimeries deux sortes d'ouvrages, les uns appelés grands ouvrages ou ouvrages de labeur, parce qu'ils sont d'une longue exécution, dont le débit est lent, et qui deviennent fonds de Librairie, tels que les Usages des Diocèses, productions d'Auteurs, etc. Les autres sont appelés ouvrages de ville, ce sont les ouvrages éphémères, Factums, Adresses, Affiches, Billets, etc. [...]
[p. 14 ] [...] En conséquence, le sieur Baudoüin n'épargnoit ni ses pas, ni ceux de la famille de sa femme, pour courir chez les Avocats, Procureurs, etc. solliciter factums, adresses, affiches etc. S'il paraissoit dans l'Imprimerie, ce n'étoit que pour presser ces sortes d'ouvrages, et pour cet effet faire quitter aux ouvriers ceux que le sieur Lambert leur avoit distribués, sans s'embarrasser si les journaux seroient prêts pour les jours indiqués, si les usages d'un diocèse et autres ouvrages seroient en état d'être livrés dans les termes stipulés par les engagemens du sieur Lambert, et c'étoit principalement pour les ouvrages de Me Carouge, Me Vuitry et autres parents de la dame Baudoüin.
D'autres fois c'étoit les Mémoires qu'il falloit remanier d'un bout à l'autre, et ligne par ligne, afin de rejeter en amrge les titres des paragraphes insérés dans le texte, et par ce moyen épargner à Me Carouge le coût d'un quart de feuille.
[p. 15] Quelque affection qu'eût le sieur Lambert pour le sieur Baudoüin, il ne pouvoit se dispenser d'en témoigner son mécontentement [...]. Le sieur Baudoüin disoit pour ses raisons : mon oncle Carouge le veut. Est-ce que votre oncle Carouge est devenu le surintendant et le maître de mon Imprimerie, lui répliqua le sieur Lambert ?
A peine venoit-il de faire ce sobservations au sieur Baudoüin, que celui-ci reçut pendant le dîné [sic] un nouveau Mémoire de Me Carouge, qu'il falloit livrer dès le soir même. Le sieur Baudoüin [...] court à l'Imprimerie, et sans avoir eu l'honnêteté d'en prévenir le sieur Lambert, il fait quitter à sept Ouvriers un ouvrage fort pressé, et leur distribue ce Mémoire.
Le sieur Lambert rentrant dans son Imprimerie, apprend l'opération du sieur Baudoüin ; il veiut lui expliquer l'impossibilité de l'exécution. Il y a long-temps, réplique le sieur Baudoüin, que vos avis m'ennuyent ; eh bien f... il faut que cela finisse, et mettre les fers au feu. Il rassemble avec colère les feuilles du manuscrit, et sort menaçant de l'aller faire imprimer ailleurs.
Deux heures après le sieur Baudoüin, accompagné de sa femme, et les yeux étincellans de fureur, entre dans le cabient du sieur Lambert, et lui demande s'il veut ou ne veut pas imprimer le mémoire de son oncle Carouge. Vous pouvez le lui reporter, répond le sieur Lambert, je ne veux plus avoir à faire à votre oncle.
[p. 16] Alors le sieur Baudoüin, excédé de fureur, soutenu par sa femme, s'écrie : Eh bien, f..., puisque cela est ainsi, il faut que vous finissiez. Et le mari et la femme s'oublient jusqu'à présenter le poing à leur bienfaiteur plus que sexuagénaire.
Que n'auroit pas fait tout autre que le sieur Lambert ? Il se contente de leur ordonner de sortir de son cabinet. Leur fureur redouble, et n'y mettant plus de bornes, ils le traitent de f... de gueux, de b... de voleur.
La scène n'est point finie, les sieur et dame Baudoüin descendent dans la boutique, où ils trouvent la dame Lambert. L'excès du délire porte le sieur Baudoüin à traiter de f... de gueuse sa bienfaitrice, sa mère adoptive, cette femme, qui depuis vingt-trois ans s'est épuisée pour lui en bienfaits, à laquelle il doit tout : et cette scène odieuse se passe en présence des domestiques, des garçons de magasin. Elle finit enfin, après une heure d'invectives, par le refrain ordinaire de la dame Baudoüin : mon cousin Vuitry vous mettra à la raison, il a tout le Palais dans sa manche, il fait ce qu'il veut au Parlement.
[...] depuis cet écart inconcevable, c'est-à-dire, depuis cinq mois, la dame Lambert s'est réduite à se faire servir seule dans son appartement ; tandis que le sieur Lambert a eu le courage de tenir la table pour les sieur et dame Baudoüin, et d'y soutenir ces regards moqueurs qui annoncent un triomphe certain, jusqu'à ce qu'enfin ils l'aient ainsi forcé de quitter la table et de les faire servir seuls. C'étoit au moment du dessert que l'Huissier du sieur Baudoüin apportoit les exploits dont on va rendre compte.
La scène décrite ci-dessus date du 5 juillet 1784. Baudoüin transfère la créance de 15 000 liv. à un laquais, Cordier, au service de Me Vuitry "Procureur au Parlement, et cousin de la dame Baudoüin". Le transport de la créance est signifié le 6 juillet, et Lambert est assigné par Cordier au Châtelet. Le 3 décembre 1784, Lambert paie sa quittace par-devant notaire.
[p. 18] [...] On croiroit que tout est fini à cet égard ; point du tout.
Baudoüin demande que Lambert paye les honoraires du notaire. C'est ce qui motive la poursuite de l'action en justice, associée avec une question de fonds : la créance de 15 000 liv. était-elle ou non cessible ?
[p. 19] [...] Dès le lendemain 7 juillet, l'Huissier des sieur et dame Baudoüin apporta au sieur Lambert une sommation, dont le préambule est un libelle injurieux [...]. Le sieur Lambert ne jugea pas à propos de répondre alors à cette sommation. Il se flattoit encore que l'autorité de la mère du sieur Baudoüin, les avis de sa propre famille : (Vous voulez donc, disoit un des parens, à Me Vuitry, cousin de la Demoiselle Carouge, perdre le petit Baudoüin, et le faire regarder, même par les méchans, comme un monstre odieux à la société ?) les conseils des protecteurs et amis qu'il avoit encore alors, et surtout la Consultation de Me Tronson du Coudray, qu'il n'osera produire, parce que tout y respire des sentimens nobles et épurés contre l'ingratitude, calmeroient la fermentation de ces jeunes têtes, et les ramèneroient à des sentimens et à une conduite capables de faire oublier leurs écarts par les sieur et dame Lambert ; mais il se flattoit en vain.
Le 22 juillet 1784, Baudoüin réitère la sommation du 7 et assigne Lambert devant les Juges-Consuls. Le 28 juillet, nomination d'arbitres pour les deux parties : le sieur Pissot pour Baudoüin ; Didot le jeune pour Lambert. Les points du litige devant le tribunal de commerce sont 1. État des bénéfices réalisés par Lambert sur les ouvrages de ville ; 2. Communication des pièces justificatives des comptes ; 3. Lambert devra à l'avenir imprimer tous les ouvrages de ville qui lui seront présentés et devra indiquer sur tous les ouvrages imprimés par lui "de l'Imprimerie de Lambert et de Baudoüin" ; 4. Lambert ne pourra plus faire défense aux ouvriers d'obéir à Baudoüin ; 5. Lambert devra payer à Baudoüin une provision de 6 000 liv.
[p. 28] [...] Comme il est de droit naturel que chacun soit fermé chez soi, le sieur Lambert a pris le parti de changer les serrures et de faire murer la porte de communication, par laquelle le sieur Baudoüin pouvoit, de jour et de nuit, entrer dans la chambre à coucher des sieur et dame Lambert, et dans les autres pièces.
C'est dans cette position que les sieur et dame Baudoüin ont envoyé, le 18 Septembre, leur Huissier interpeller le sieur Lambert, pourquoi on leur refusoit de l'huile pour leur lampe de nuit ? Pourquoi il empêchoit les domestiques de faire leur appartement? Pourquoi ils ont fait murer la porte du petit escaleir, pratiqué pour communiquer dans l'appartement des sieur et dame Lambert ? Pourquoi on leur remet du linge sans être repassé ? Pourquoi on tient le vin [p. 29] enfermé, etc. etc.
Suit un développement sur la juridiction consulaire et les attendus des Ordonnances royales qui régissent le commerce.
[p. 35] Les ouvriers, dans une Imprimerie, ne travaillent pas de suite à un même ouvrage ; l'interruption du manuscrit de la part des Auteurs, la célérité que requièrent les ouvrages de ville, les obligent continuellement de changer d'objet plusieurs fois dans le jour. On leur paye leur semaine en raison des journées qu'ils ont employées, et on écrit cette dépense sur le registre, sans qu'il soit possible de spécifier ce que chacun de ces ouvrages a coûté de temps. Les Imprimeurs savent par appréciation, ce que chaque espèce d'ouvrage a demandé de temps.
Un Imprimeur n'envoie pas chez le Papetier acheter tant de mains de papier pour chauqe mémoire, billet de mort [p. 36] ou de mariage ; il l'achète en gros, prend ensuite au magasin le papier nécessaire pour chaque ouvrage ; et, d'après le tirage, on sait ce qui est entré de papier, tant pour l'impression que pour les épreuves ; tous les Imprimeurs savent à combien leur revient le papier dans leur magasin, sauf les déchets, qui sont un objet d'estimation.
Un imprimeur achette (sic) une fonte de caractères, de l'encre, etc. mais c'est pour différents ouvrages. Il en porte l'achat sur ses registres ; mais ce qui a été usé ou employé pour chaque ouvrage de ville, est un objet d'appréciation, et ainsi de mille autres objets compris sous le nom d'étoffes.
Les registres d'un Imprimeur ne doivent donc pas constater sa dépense pour chaque objet séparé, et sa recette n'est pas équivoque ; non-seulement les Imprimeurs, mais tout le Public fait le prix courant des factums, billets, adresses, etc.
La demande du sieur Baudoüin est donc l'effet de l'ignorance et de la chicane ; ou plutôt c'est une pure curiosité, pour calculer d'avance les forces de la succession que ses bienfaiteurs lui ont imprudemment promise [...].
[p. 39] [...] On ne se charge dans les Imprimeries de ces petits ouvrages de ville, qu'autant que l'expédition des gros n'en peut souffrir. En un mot, un Commerçant ne donne à son commerce que l'étendue qui lui plaît. Un Imprimeur ne met sous presse que les ouvrages qu'il veut et peut exécuter, suivant le temps qu'on lui prescrit, le nombre de ses ouvriers, les fonds qu'il a de libres, et la certitude du payement [...].
Un arrêt du Châtelet du 12 novembre 1784 donne raison à Baudoüin.
[p. 46] [...] la dame Baudoüin a pour Cousin Me Vuitry, Procureur au Parlement.
Non, on ne peut pas se le dissimuler ; c'est la famille de la dame Baudoüin qui est la véritable partie des sieur et dame Lambert [p.47] [...] eh, quelles armes employe-t-elle pour porter le sieur Baudoüin à l'ingratitude ? Le pouvoir séduisant d'une jeune épouse.
Oui ! c'est elle qui, dans l'intérieur de la maison, prenoit à tâche de causer le plus de mortifications aux sieur et dame Lambert, mais ils en cherchoient l'excuse dans la jeunesse ; c'est elle qui, dans toutes les occasions, pousse, anime et aigrit son mari [...] c'est la famille de la dame Baudoüin qui a abusé de la jeunesse et du peu d'expérience du mari, pour le pousser au dernier excès d'ingratitude, [...]
[p. 48] Prononcez maintenant, âmes honnêtes ! [...] Faudra-t-il que des bienfaiteurs, à qui la nature des loix du sang n'imposoient aucune obligation envers les sieur et dame Baudoüin, soient réduits à voir continuellement, et pour le reste de leur jour, même à leur table, l'instrument de leurs tourmens dans l'objet de leur bienfait ? [...] Magistrats, vengeurs des mœurs outragées, prononcez.
Signé : LAMBERT
Me VIVIEN, Avocat DUCLUZEAU DE CHENEVIERES, Procureur
A Paris, de l'Imprimerie Michel LAMBERT, rue de la Harpe, près Saint-Côme, 1784
Cote : BNF, Manuscrits Français, 22 136, pièce n° 104, vues 282 à 307 sur la numérisation non paginée de Gallica.
La copie numérisée porte la mention manuscrite « ingratitude ».